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Une nouvelle de Velly
Il fait froid en cette fin de novembre, dans la cour de lâĂ©cole. Un enfant est lĂ , les mains dans les poches et il regarde.
Il regarde les autres qui, heureux, jouent aux billes, mais il regarde surtout leurs billes. Lâenfant dont je vous parle, nâavait pas de billes dans ses poches ; il avait les yeux noirs, profonds et scintillants comme la nuit.
Dans ses rĂȘves nocturnes les Ă©toiles se transformaient en billes. . . . et voilĂ la Grande Ourse roulant sur fond de tapis de velours noir, comme le jeu dans la cour de lâĂ©cole, un jeu de comĂštes, astres et Ă©toiles qui roulent, se croisent, se heurtent dans une explosion de lumiĂšres et de bruit. . . tellement de bruit que lâenfant se rĂ©veille.
- dans la tĂȘte des fragments dâastres
- dans lâĂąme, des Ă©tincelles.
Ce fut une de ces Ă©tincelles - lâenfant en fut enflammĂ© subitement, et son Ăąme fut envahie par un feu destinĂ© Ă durer - qui alimenta son espĂ©rance. Ainsi, Ă lâĂąge de sept ans il garda soigneusement son projet. Quand il eut quinze ans il se dit:
"Je nâai jamais possĂ©dĂ© de billes, mais maintenant je vais rĂ©aliser mon rĂȘve : je nâaurai quâune bille, une seule, mais la plus grande, la plus belle, la plus parfaite....
........
Il salua son pĂšre, sa mĂšre et partit vers les montagnes.
Il marcha des mois Ă travers champs, plaines et collines. Finalement il rejoignit les montagnes, en explora quelques-unes, en escalada dâautres; du haut des cimes, son regard parcourait le panorama Ă la recherche de celle qui se rapprochait le plus de lâimage rĂȘvĂ©e. Il la trouva enfin: les quelques rares arbres et buissons nâarrivaient pas Ă lui en dissimuler la surface dâivoire : ces caractĂ©ristiques la distinguaient des montagnes sombres avoisinantes, dont les flans Ă©taient, au contraire, couverts dâune vĂ©gĂ©tation fournie et dâimmenses arbres au tronc bien droit, comme prĂ©destinĂ©s au sort qui les attendait: il les auraient bien utilisĂ©s pour Ă©riger un immense Ă©chafaudage autour de sa montagne. Il se mit au travail......
Le temps passa. . .
La montagne blanche fut peu Ă peu prisonniĂšre dâune toile dâaraignĂ©e de bois.
Le jour arriva finalement oĂč elle fut totalement sa captive. Sans possibilitĂ© de fuite. Il avait apportĂ© avec lui, en plus de ses outils pour sculpter, quelques objets ayant la forme dâun parfait demi-cercle qui lâaideraient Ă corriger son travail durant son exĂ©cution.
Il commença Ă sculpter la montagne en attaquant les pics et en nivelant les aspĂ©ritĂ©s, Ă©rodant la cime et la montagne commença Ă prendre forme, sâarrondissant et, comme il arrive parfois au ventre des femmes, prenant petit Ă petit une rotonditĂ© mobile, vivante (bien que dans sa prison de bois).
Et lui, infatigable, grimpait sur les hauteurs environnantes pour mieux observer lâavancement de son travail, contrĂŽlait le profil de la roche, en vĂ©rifiait les proportions, descendait de son point dâobservation, remontait sur lâĂ©norme Ă©chafaudage et continuait son oeuvre.
Lentement, la montagne se dĂ©composait, se rĂ©duisant de mois en mois. Et lui, sans se lasser, ne cessait de contrĂŽler, de corriger et dâavancer son travail. La montagne se rĂ©duisait, atteignant de plus en plus la perfection dâune sphĂšre.
Son travail dura de longues années..........
.........
Vint le jour de la rĂ©compense, le dernier contrĂŽle le lui confirma: la sphĂšre Ă©tait parfaite! Pendant tout ce temps il avait vĂ©cu dans une petite cabane. Il sây rendit, il sâallongea sur son grabat, serrant dans sa main engourdie la sphĂšre parfaite. Il avait 90 ans. La sphĂšre avait la taille dâune bille.
Ă lâendroit oĂč sâĂ©levait la montagne, il y avait maintenant une Ă©tendue dâĂ©clats blancs, scintillants, qui faisait penser parfois Ă la neige. . . . . . . .
Le temps passa, beaucoup de temps...........
Un jour un petit garçon et son pĂšre marchaient dans les montagnes. Ils furent attirĂ©s par ce qui aurait pu ĂȘtre autrefois une cabane: quatre pieux plantĂ©s dans le sol, sans toit, ni murs.
Ils traversĂšrent ce qui avait du ĂȘtre le seuil. ils furent frappĂ©s par le contraste entre le sol environnant dâun ton blanchĂątre et la surface dĂ©limitĂ©e par les quatre pieux qui avait au contraire une couleur de terre.
Ils poursuivirent leur promenade.
Tout Ă coup le regard de lâenfant sâarrĂȘta sur un point blanc du sol : un petit objet rond attirait lâattention justement Ă cause du fort contraste avec les formes aiguĂ«s, agressives et coupantes qui lâenvironnaient. Il se pencha pour mieux observer, le prit : câĂ©tait une sphĂšre parfaite de la dimension dâune bille. Tout content, il la mit dans sa poche. Il jouerait avec ses camarades dĂšs quâil rentrerait Ă la maison.
Il fait froid en cette fin de novembre, dans la cour de lâĂ©cole. Lâenfant est lĂ , entourĂ© par ses camarades qui le regardent, stupĂ©faits. Car aujourdâhui aussi il nâa pas ratĂ© un seul tir et il a gagnĂ© un grand nombre de billes.
Comme tous les jours, à peine rentré à la maison il les met dans un grand tiroir de son bureau. Désormais il en possÚde des centaines.
Peu de jours aprĂšs, ses camarades nâont plus de billes pour jouer; quand ils se rencontrent dans la cour de lâĂ©cole, il Ă©tait le seul Ă avoir une bille en poche, sa bille blanche. Ce jour-lĂ , Ă peine rentrĂ© Ă la maison, il la prend et la met dans le tiroir avec les autres. Et il nây pense plus.
Il nây pensa plus jusquâau jour oĂč quelques annĂ©es plus tard, sans raison apparente, il lui arriva de repenser Ă cet Ă©trange histoire des billes.
« Comment est-ce possible que je sois devenu aussi adroit dans au jeu du jour au lendemain? Ătrange. »
Il se dirigea machinalement vers son bureau et en ouvrit le tiroir: son regard tomba immĂ©diatement sur la bille blanche, bien quâĂ moitiĂ© cachĂ©e par la myriade de sphĂšres multicolores; il la prit et, absorbĂ©, la fit rouler entre ses doigts.
Cela faisait longtemps quâil nâavait pas jouĂ© aux billes. Dâinstinct il en prit une autre, au hasard, et la mit par terre. Il se plaça Ă une distance raisonnable et lança la bille blanche : Celle-ci atteignit avec prĂ©cision la cible.
Il répéta sans se fatiguer cette expérience en multipliant, chaque fois, les difficultés. La bille atteignait la cible à tous les coups.
Il tenta alors un lancer impossible, il plaça la cible tout droit devant lui, mais, au lieu de viser dans sa direction, il lança la bille blanche sur sa droite.....
Stupéfait, il vit la bille décrire une magnifique courbe et aller frapper le centre de la cible...
Il avait 15 ans, il salua son pĂšre, sa mĂšre et partit vers les montagnes, sa bille en poche. Il se rappelait parfaitement le lieu oĂč il lâavait trouvĂ©.
Le temps passa.......
ArrivĂ©, aprĂšs un long voyage, il reconnut la surface couleur terre sur laquelle autrefois avait du ĂȘtre bĂątie la cabane, la reconstruisit et sây installa, dĂ©cidĂ© Ă dĂ©couvrir sur ce lieu mĂȘme le secret de la petite sphĂšre blanche. Il passait ses journĂ©es Ă se promener, Ă mĂ©diter, contemplant le superbe dĂ©cor de montagnes, lâĂ©tendue lumineuse de pierres blanches tout autour.
Un jour, il Ă©tait assis par terre devant la cabane, perdu dans ses pensĂ©es; il jouait distraitement avec deux fragments de pierres, les faisant tourner mĂ©caniquement entre les doigts. Tout Ă coup, il se rendit compte quâen les rapprochant ils sâemboĂźtaient parfaitement : le hasard avait voulu que justement ces deux morceaux, parmi des millions et des millions dâautres, parfaitement semblables, formaient une piĂšce unique. Finalement, il comprit ce quâil devait faire: patiemment il reconstruisit, Ă©clat aprĂšs Ă©clat, fragment aprĂšs fragment, la montagne entiĂšre, jusquâĂ ce quâil lui en eĂ»t restituĂ© sa forme originelle.
Peu Ă peu, rĂ©apparurent les pentes abruptes, les pics rugueux, le profil majestueux, la cime superbe... la montagne blanche sâĂ©lançait maintenant imposante dans sa luminositĂ© de marbre, parfaite dans ses contours irrĂ©guliers.
Il la contempla longuement, puis se dirigea vers la cabane dans laquelle il avait vécu si longtemps.
Il avait 90 ans. Il sâallongea sur son grabat, serrant dans sa main engourdie la petite sphĂšre parfaite, la bille de son enfance.
La derniĂšre vision quâil eut de ce monde fut lâimage de sa montagne : il Ă©tait le seul Ă savoir quâau centre de celle-ci, il y avait un vide parfaitement sphĂ©rique.
De la grandeur dâune bille.
JPV
Formello â88
Lorsque lâenfant regarde
la montagne
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1988
Une nouvelle de Jean-Pierre Velly
publie par
Les Editions don Chisciotte 1993