extrait du catalogue raisonné des gravures
OGC Editeur 1984
Gaston BACHELARD
Dans la vie d’un philosophe casanier, d’un philosophe qui ne voit le monde que dans les livres, la visite d’un peintre apportant un plein carton de dessins et de toiles est un heureux événement.
Tout un univers inconnu entre dans la maison familière. Ainsi, Le Maréchal est venu et, son carton ouvert, j’ai participé tout de suite à ses rêveries d’univers. Un vrai peintre fait surgir un cosmos à partir des premiers cataclysmes. Le temps n’est plus où les peintres demandaient aux philosophes des vertus de contemplation. La peinture parle, veut qu’on parle. La plus rapide des gouaches de Le Maréchal nous interpelle.
A propos de chacune, il faudrait écrire ce que le grand poète Victor Ségalen appelait une «peinture parlée».
Quand dans son univers, le peintre intercale des villes, le même mouvement cosmique les travaille. Les villes de Le Maréchal sont construites sur un tremblement de terre. Seules les couleurs leur donnent une solidité. Je n’ai jamais si bien compris qu’en peinture c’est par la couleur que les maisons tiennent debout... Les dessins des architectes ont d’autres principes de stabilité. Mais de tels dessins ne coopèrent pas avec la lumière. Avec quel enthousiasme Le Maréchal nous fait vivre avec cette coopération! Tandis que du fond de ma cellule je songe devant son bal populaire, j’ai soudain la certitude que l’orchestre qui commande est un orchestre de couleurs. Les flambeaux révèlent des puissances giratoires. C’est le tourbillon de leurs feux, et non pas les flons-flons de la musique qui fait tourner les danseurs. Quel dynamisme dans cette peinture tourbillonnante!
Le Maréchal expose aussi des dessins en noir et blanc. Ici les drames de la lumière et de l’ombre sont des batailles menues, intimes qui ne laissent aucun détail insensible.
En usant la ténèbre, filament par filament, la lumière veut la forme dans toutes ses finesses. Elle revient en mille traits pour déboucher le noir tapi dans ses cachettes. Le Maréchal m’a dit toute la patience de telles recherches pour trouver le juste hérissement des surfaces attaquées par la lumière. Là encore, au lieu des lignes qui emprisonnent les choses, il faut délimiter une zone de tremblement. Tout ce qui est touché par la lumière tremble. Le noir est alors réveillé jusqu’en ses plus lointaines profondeurs. On ne s’étonnera pas que pour un philosophe de telles œuvres soient les germes de rêveries infinies.
Gaston BACHELARD (Le Terrain vague, 1957)