Maxime Ducamp,
dans Le Salon de 1861
Les dessins à la plume de M. Bresdin semblent être le rêve d’un hachichien ; tout y a une valeur égale ; c’est un incompréhensible fouillis qu’il faut regarder longtemps avant d’y démêler quelque chose. Un grand dessin, intitulé : Abd el-Kader secourant un chrétien, devait évidemment, dans le principe, vouloir représenter la parabole du bon Samaritain, mais, les événements de Syrie survenant, le titre a été changé. C’est très curieux ; chaque branche d’arbre porte un oiseau, ou un singe, ou un insecte. Une faune extraordinaire fourmille dans cette flore embrouillée ; des villes apparaissent dans le lointain ; les arbres s’enchevêtrent les uns aux autres ; il y a des flaques d’eau, des roseaux, des chardons, des cigognes, des huppes, des nuages, des hirondelles, un dromadaire harnaché, et, à force de regarder, on finit par découvrir un homme habillé en Turc qui en secoure [sic] un autre, c’est l’explication du titre. Ce n’est pas cependant le travail du premier venu, c’est étrange, maladivement confus, ça ne trouve pas l’originalité que ça a cherchée, mais c’est un chef-d’œuvre de patience. À ces folies de la plume, je préfère la Esméralda de M. Stéphen Martin…
Albert de La Fizelière
A-Z ou le Salon en miniature :
BRESDIN (Rodolphe), nos 413-418. Dessins à la plume. Vous avez tous lu ce livre charmant sur lequel Champfleury a fondé une réputation d’observateur ingénieux et de conteur fécond qu’il soutient, et rajeunit dans chacun de ses ouvrages comme si elle était encore à faire. Vous avez lu Chiencaillou [sic]. Le Chiencaillou de la légende n’est ni plus ni moins que le Bresdin de l’Exposition, cet artiste d’un autre âge, égaré dans l’art moderne, naïf et savant, prompt à saisir le caractère des hommes et des choses, et dont la plume capricieuse retrouve parfois les abondances d’invention et les finesses de trait des vieux Flamands.
Pourquoi ce sobriquet saugrenu de Chiencaillou s’est-il accolé comme un stigmate, ou plutôt comme une gloire, à ce nom, qui aspire à d’illustres destinées dans l’art de la fantaisie ?
Je vais vous le dire :
Il y a vingt ans de cela, Rodolphe Bresdin vivait en sauvage dans quelque grenier témoin et seul confident de ses luttes inouïes contre la misère et contre l’obsession de ses rêves irréalisables. Ses compagnons d’étude, au Louvre, donnèrent à cet enfant mystérieux et sublime qui traversait le monde et s’y frayait des chemins nouveaux et inconnus, le surnom de Chingackook, héros d’un roman de Cooper alors en grande vogue. Une portière, chargée d’annoncer sa visite chez un de ses camarades, traduisit ce nom de Peau-Rouge par celui de Chiencaillou, qui lui resta. La plupart de ses amis ne lui en connaissaient pas d’autre avant que le livret du Salon eût révélé le secret de son état civil.
Les dessins de Rodolphe Bresdin sont bien, par leur étrangeté, à la hauteur de l’excentrique individualité qui les a produits.
Théophile Torré
dans L'indépendance :
Mais toutes ces fantaisies gentilles [il vient de parler des "gracieux petits portraits" de Vincent Vidal et des "fines aquarelles" d’Eugène Lamy] n’ont pas l’intérêt qu’offrent les singuliers dessins à la plume d’un artiste inconnu, M. Rodolphe Bresdin ; il y en a six, d’assez grande dimension, et qu’on prendrait volontiers pour des eaux-fortes de maître : Abd el-Kader secourant un chrétien (deux fois répété avec des différences), Schamyl dans sa jeunesse, Rendez-vous de chasse, le Pont du Diable, sur les côtes de Normandie, et l’Intérieur d’une rue en Normandie.
Abd el-Kader, soit, puisque, au milieu d’un immense paysage fantastique, on avise une espèce de Turc, descendu d’un chameau des Mille et Une Nuits pour secourir un homme étendu sur le sable. Là, frappe une lumière à la fois vive et pâle, un peu comme les jets de la lumière électrique, et, entre les deux bords du ravin, couverts de grands arbres et d’une végétation prodigieuse, apparaissent des lointains infinis : d’abord des plans successifs de montagnes où semblent combattre des armées microscopiques, puis une mer, et, au-delà de la mer, une ville, une Babylone, un semis de monuments gigantesques, – gros comme des pattes de mouche, – innombrables comme les épis dans un champ de blé. Comment tout cela peut se deviner à une distance qu’aucun géomètre ne saurait mesurer, c’est affaire de bonne et complaisante imagination : on en voit bien d’autres en rêvant ! Sans un peu de déférence pour les inventeurs, il n’y aurait plus de contes à dormir debout. Avec des gens trop éveillés, il faudrait supprimer les Songes d’une nuit d’été de Shakespeare, les rêveries de Cervantès, de Goethe et de Hoffmann. Les enfants terribles ne sont pas faits pour apprécier les Contes de Perrault.
Au premier plan du paysage, une mare infernale, avec de vieilles souches d’arbres, sur lesquelles se balancent et grimacent des singes et autres êtres bizarres, rappelant les formes de la création antédiluvienne ; avec des plantes aquatiques de toute sorte, et des nichées de canards très-sauvages, de hérons, d’oiseaux inconnus, comme ceux qui ornent les arabesques de la Renaissance ou les paysages chinois. À droite et à gauche, ce fouillis monte, s’emplit encore de troncs d’arbres et de branches dépouillées qui font des gestes sinistres, et il se couronne, en haut, de grands chênes feuillus ; car on ne sait pas plus la saison que le pays de cette vue extraordinaire. Ce qu’il y a d’oiseaux innommables, de petits monstres à poil ou à plume, dans ces pousses drues et ces inextricables ramures, est à faire tourner la tête. Pour ciel, une sorte de mer houleuse, où les nuages s’amoncellent et se heurtent comme les vagues durant la tempête. C’est d’un panthéisme désordonné et quasi fou, mais pourtant il y a là quelque chose du génie d’Albrecht Dürer, dans la grandeur des formes, la conviction du travail, la finesse du travail, la domination de l’effet général. – Ce dessin à la plume a été exécuté en lithographie de 45 centimètres de large sur 57. On en trouve des épreuves à l’imprimerie Lemercier.
Huymans
dans A rebours :
Le Bon Samaritain, du même artiste, un immense dessin à la plume, tiré sur pierre : un extravagant fouillis de palmiers, de sorbiers, de chênes, poussés tous ensemble, au mépris des saisons et des climats, une élancée de forêt vierge, criblée de singes, de hiboux, de chouettes, bossuées de vieilles souches aussi difformes que des racines de mandragore, une futaie magique, trouée, au milieu, par une éclaircie laissant entrevoir, au loin, derrière un chameau et le groupe du Samaritain et du blessé, un fleuve, puis une ville féerique escaladant l’horizon, montant dans un ciel étrange, pointillé d’oiseaux, moutonné de lames, comme gonflé de ballots de nuages.
On eût dit d’un dessin de primitif, d’un vague Albert Dürer, composé par un cerveau enfumé d’opium ; mais, bien qu’il aimât la finesse des détails et l’imposante allure de cette planche, des Esseintes s’arrêtait plus particulièrement devant les autres cadres qui ornaient la pièce.
Ceux-là étaient signés : Odilon Redon.
Odilon Redon
dans A soi-même :
Son œuvre la plus répandue est un grand dessin sur pierre, connu sous le nom de Bon Samaritain. Création étrange. Il n’est pas sans utilité de dire ici que l’artiste ne s’est pas proposé de représenter le paysage que nous apercevons tous les jours de notre fenêtre ; jugée à ce point de vue, cette œuvre serait certainement imparfaite, car il n’en est pas, parmi celles de nos contemporains, qui ait été inspirée plus en dehors de tout esprit d’imitation. Ce qu’il a voulu, ce qu’il a cherché n’est autre chose que nous initier aux impressions de son propre rêve. Rêve mystique et très étrange, il est vrai, rêverie inquiète et vague, mais qu’importe. L’idéal est-il précis, l’art ne puise-t-il pas au contraire toutes les forces de son éloquence, son éclat, sa grandeur dans les choses qui laissent à l’imagination le soin de les définir.
Conception et recherche des éléments propres à la formuler, frapper, saisir notre imagination troublée, telle est la seule théorie qui a présidé à cette œuvre, si du moins le sans façon de la fantaisie obéit à quelque loi. Considérée à ce point de vue, cette œuvre a réellement atteint son but, car il n’en est pas qui laisse en notre esprit une marque aussi forte, une empreinte aussi vive et d’une plus grande originalité.
Théodore de Banville
dans La revue Fantaisiste :
C’est surtout dans les dessins à la plume qu’il faut étudier et admirer Rodolphe Bresdin, car en regardant sa grande lithographie, chaos effréné, luxuriance splendide où tout déborde, la végétation, la vie féroce, l’ombre effroyable, la lumière armée, on sent que l’imprimeur lithographe a été étonné comme le serait un brigadier du train assistant à la lutte des Olympiens et des Titans dans les vallées de l’Œta ; évidemment il n’a pas su gouverner son encre habituée à des travaux plus bourgeois, il nous a donné des taches empâtées, là où par surprise la lumière devait percer et se jouer ; car la lutte est éternelle et ne s’arrête pas une seconde entre les fécondes ténèbres et la lumière exterminatrice, entre l’ange noir et l’ange vermeil, et si, pendant la cent millième partie d’un instant seulement, les tenants de ce duel farouche se recueillaient pour reprendre haleine, notre astre oppressé mourrait étouffé par les créatures de la nuit, ou, dénudé par la lumière comme un globe de cristal sonore, rompant le cercle d’attraction universelle, roulerait affolé dans l’immense éther jusque sous les pieds des anges éperdus. Non, cette planche, œuvre furieuse d’un génie qui veut tout embrasser et qui fait de l’inouï et de l’impossible son air respirable et sa nourriture quotidienne, n’est pas là telle qu’elle est sortie des mains du peintre. Et pourtant, loin de moi l’idée de critiquer M. Lemercier, ouvrier habile et savant, nourri de la plus pure tradition et poussant la conscience jusqu’à la minutie excessive ; mais la lithographie de Bresdin enfantée par une fièvre chronique de deux années, réalisée sans doute par des moyens inconnus à l’artiste lui-même, n’aurait-elle pas demandé peut-être pour arriver à un tirage expressif et fidèle des combinaisons chimiques non encore tentées, un ouvrier inspiré lui-même, et, qui sait ? peut-être autant de temps qu’il en avait fallu pour la faire, car dans ce noir univers du rêve où les masses sont si larges et imposantes, fourmillent comme dans la nature des détails d’une ténuité si excessive qu’ils peuvent être détruits d’un souffle. Et ce jeu inouï de la lumière en ses gammes infinies, en ses nuances insaisissables, comment pouvait-on espérer que l’encre lithographique les respectât, si habituée qu’elle est à cacher l’infirmité de nos dessinateurs sous ses grandes taches protectrices ? Telle que nous la voyons, cette lithographie 413 devrait être l’objet d’une étude longue et approfondie, car elle apporte un art puissant, original et nouveau, mais n’oublions pas [ici, Banville fait allusion à son devoir de rendeur de compte du Salon] que nous avons à analyser fidèlement en peinture 3 146 objets, en sculpture 3 661, en gravure 3 898, en lithographie 3 982, en architecture 4 097, sans compter les monuments publics, et l’Histoire de la métallurgie, aquarelles ! Tâchons pourtant (lutte insensée !) de donner une idée initiale et vague de ce travail immense.
Sur le premier plan, une eau dormante et des végétations inextricables : chardons, roseaux échevelés et enchevêtrés, troncs difformes, monstrueux, épouvantables, aux branches recroquevillées, bossues, aiguës, affectant des poses de reptiles ; animaux-branches, ouvrant des gueules féroces ; en les regardant mieux, un monde d’animaux s’y cache. Oiseaux, reptiles, singes ironiques. Au bord de l’eau dormante, de grands oiseaux rêvent gravement. En pleine lumière une hydre aux cent griffes, aux cent gueules, aux crocs hideux, aux bras tordus ; non, c’est un tronc d’arbre aussi, mais quelle abominable douleur a pu lui inspirer de si hideuses tortures ? Puis le tertre herbu, feuillu, écrasé de frondaisons noires ; les singes y pullulent, l’œil sanglant des hiboux y éclate comme un trou de flamme, des branches triomphales en éventail, en panaches, des asters au visage de soleil, des palmes folles de joie y chantent l’hymne fulgurant de la végétation triomphante ; puis, formant deux coulisses gigantesques et démesurées qui laissent voir derrière elles la toile de fond lumineuse, deux masses d’arbres noirs, où, plus nombreuses que les étoiles célestes et que les grains de sable du fond de la mer, toutes les feuilles, millions de milliards de feuilles, par le sacrilège d’une magie inouïe, se voient, se comptent, formant cependant des figures larges et gracieuses, et sur les plus hautes branchettes, dans les hauteurs infinies du ciel, sur les petites feuilles qui naissent à peine, de petits oiseaux passent et volent et on les voit, et l’œil les suit, ailes égarées dans ces vertes dentelles végétales d’une ténuité vertigineuse, qui se découpent sur l’azur lumineux où se condensent les vapeurs fécondantes. Elles-mêmes ces grandes masses d’arbres se débattent sous des branches mortes qui, élancées devant elles, les serrent, les étreignent, boas tordus dans l’air, serpents aux bonds furieux, monstres dentelés et griffus ; l’une de ces branches a tout à fait la tête d’un serpent ailé et griffu ouvrant sa gueule sanglante où elle brandit un dard enflammé ; ici le rêve prend corps, la nature violée livre son secret, et avoue enfin qu’elle n’est qu’un entassement de monstres déchirants, occupés à s’entredévorer. Au-dessus de la composition énorme, un ciel fouillé, tourmenté, minutieusement découpé en nuées qui, comme chez Albert Dürer, ont chacune sa physionomie et son allure, océan éthéré, où chaque vague est vivante et doit avoir un nom. À côté des larges masses d’arbres, d’autres masses plus légères, découpées avec la délicatesse d’un réseau de veines, et enfin au loin, dans la pleine et sereine lumière, une ville démesurée elle-même, forêt de pierres grande comme la forêt d’arbres et faite sans doute pour le triomphe des bêtes écarlates aux cornes d’or, une ville pareille à celle où dans la rue de Timarchus, devant le roi travesti en caméléopard, une foule fanatisée chante avec exaltation : Crions à tue-tête qu’il nous a donné une plus copieuse vendange de sang que tout le vin que peut fournir la Syrie ! – Car n’en déplaise au prodigieux artiste dont la lithographie m’emporte brisé dans son fabuleux rêve et m’éblouit moi-même avec ses toutes petites blanches nuées volant en pleine lumière sous les autres nuées moins lumineuses, et sur lesquelles se découpent des branches capillaires, trouvées dans le prestige flottant et faites de rien, je ne puis prendre au sérieux le sujet qui a servi de prétexte à sa composition écrasante, Le Bon Samaritain ou Abd el-Kader secourant un chrétien. Tous les deux, le héros de charité et le héros prophète et poète, valent bien qu’on fasse un tableau exprès pour eux quand on en voudra faire. Et d’ailleurs soyons plus francs, il ne peut pas y avoir tant de feuilles dans un tableau où il y a un homme ; l’homme mangerait les feuilles ou les feuilles mangeraient l’homme. Ah ! je le répète, le vrai arbre des tableaux où brille l’homme, créature pareille aux dieux et éclatante de gloire, c’est ce petit, gracile et frêle rameau orné de deux fleurs rosées que Raphaël jette là pour montrer comment tout est peu de chose, à côté de la grandeur de l’homme. Non, Abd el-Kader ni le bon Samaritain n’existent dans votre forêt farouche dont les mille griffes et les mille gueules se hérissent en vain, légion de monstres, pour dévorer le monstre-humanité, qui, dès qu’il le voudra, d’un trait de plume sur une feuille de papier, supprimera le monstre-forêt par la main débile d’un employé du cadastre ou d’un ingénieur des ponts et chaussées.
Ainsi M. Bresdin a demeuré dans la forêt ; ainsi il en a subi les épouvantes, ainsi il les a racontées d’un crayon convulsif et d’une pointe qui crée à son gré le chaos, la lumière, les animaux horribles et les branches avides de sang. Et, en effet, dès que nous entrons dans la noire ville des feuilles, voici d’abord les sinistres enchantements et les sombres magies qui se dressent devant nous ; mais si M. Bresdin avait osé s’avancer plus loin dans le dédale et marcher résolu vers la lumière, s’il avait osé être le chevalier confiant qui regarde l’enfer d’un œil où rit la sérénité bleue et qui contre les grimaçantes visions tire résolument son glaive d’or, il aurait vu que devant les premiers éclairs du regard serein et du glaive sacré les enchantements s’en vont en fumée, les magies se dissipent, et l’harmonie, vraie âme surnaturelle des choses, rentre dans la création soumise par les dieux et par les hommes aux lois triomphante de la musique. Alors, vous la trouverez encore vivante, la grande nature, mais de sa vie réelle et non d’un cauchemar fantasmagorique ; les arbres vivent, habités par des dryades frémissantes, mais ce sont des bras amoureux qu’elles lèvent vers le ciel […].
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