Texte du catalogue par Gilbert Lascaux
Les peintures, les dessins et les gravures des Visionnaires du XXè siècle (à partir de 1970) seraient des intensités chatoyantes, des brillances polychromes, des éclats, d’étranges paroxysmes.
Elles éblouissent. Elles fascinent. Elles troublent. Elles enfièvrent. Elles égarent. Elles séduisent.
Elles donnent à voir des illuminations, des visions, des mirages, des scintillements, des reflets dispersés.
L’œil choisit parfois l’éparpillement, parfois la concentration, la tension.
Ces Visionnaires sont des créateurs hallucinés, des rêveurs logiques, des constructeurs de songes nouveaux. Ils se révèlent des Voyants.
Certains Visionnaires du XXè siècle lisent parfois la lettre célèbre d’Arthur Rimbaud (15 mai 1871) : « Je dis qu’il faut être voyant, se faire voyant. Le poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. (...) Le poète est vraiment voleur de feu. (...) Inspecter l’invisible et entendre l’inouï. (...) Les inventions d’inconnu réclament des formes nouvelles.»
Ainsi, des peintres et des graveurs volent le feu ; ils le propagent et le métamorphosent ; ils examinent et contemplent l’invisible ; ils découvrent les figures neuves, les visions inattendues.
Ces Visionnaires inventent des lumières imprévisibles, déplacées, modifiées, paradoxales. Certaines lumières sont souveraines, suprêmes, extrêmes, parfois excessives. D’autres lumières glissent, coulent, fluent, se diffusent. Et d’autres lueurs sont à demi perdues, écartées, égarées, secrètes et pourtant efficaces. Ces Visionnaires diversifient les ombres, les éclairs, les rayons équivoques et vacillants, les opacités, les frémissements, les vibrations. Ils se souviennent des clairs-obscurs de Rembrandt, de Piranèse, de Goya, des encres de Victor Hugo, d’Odilon Redon... Le globe-œil énorme contemple, parfois, la nuit... Ou bien, Gérard de Nerval (El Desdechado) murmure : « Ma seule Etoile est morte, - et mon luth constellé / Porte le Soleil noir de la Mélancolie. »
Ces Visionnaires imaginent les Cités utopiques, les grands déserts inconnus, les ruines oubliées, les cimes inaccessibles, les guerres barbares et dissimulées, les cortèges extravagants, les rites féroces, les danses sanguinaires, les jeux pervers, les mandalas, les spirales, les cataclysmes, les oasis, les îles inexplorées...
Car, vers 1970, Marcel Brion, le critique d’art Michel Random, Michèle Broutta et quelques autres réunissent les œuvres de nouveaux Visionnaires, les exposent, les commentent, les admirent.
Jean-Pierre Velly (1943-1990) dresse les redoutables «Temples de la nuit». Il représente un paysage vénéneux : le grouillement des fleurs radieuses et macabres. Il dessine mille corps nus, serrés dans une immense vallée : des innocents destinés à des massacres recommencés. Pour La Clef des songes (1966), la longue femme nue règne en un espace courbe, en un maelström de formes et de forces.
Jean-Pierre Velly entrelace la tourmente et la précision : « Le déséquilibre est au-dedans de nous, cette sensation d’être toujours sur le fil du rasoir », dit-il. Il parle, parfois, de « la beauté apocalyptique ». Ou bien, il remarque : « La vie est une histoire merveilleuse qui finit terriblement mal. »
Dado (né en 1933) célèbre le triomphe de la Mort en rosé et en bleu, les décompositions, les désagrégations, les pulvérisations, les excroissances, les proliférations, les contagions, le chaos baroque, l’expansion généreuse, l’harmonie hagarde. Il exaspère les lignes et les teintes. Il relit sans cesse le Livre de Job et l’Apocalypse. Il bouleverse l’Histoire naturelle de Buffon. Anatomiste fiévreux, tératologue, il dessine les tourbillons où se fusionnent les griffes, les mâchoires, les viscères, les zones indéterminées, le sang.
Ljuba (né en 1934) multiplie les perspectives perverties et outrées, les anamorphoses, les déplacements des choses, les formes dilatées et modifiées, les plantes insolites, les pierres transformées et fluides, les paysages perturbés, le jeu du réel et de l’étiré, les androgynes lumineuses, la sensualité des jeunes géantes, les corps-cristaux, la géométrie mouvante, les machines-fauves, la poussière des étoiles, l’essaim des corpuscules, les monstres à tête de méduse, les orgues de cristal, le « mystère en pleine lumière ». Ses couleurs sont tantôt sombres, tantôt stridentes. Il rend des hommages aux cauchemars de Fussli, à l’Ile des morts de Boecklin, à des romans de science-fiction, à Victor Hugo, au Rameau d’or de l’ethnologue Frazer, à Kafka, à Lautréamont, à Dante... Souvent, il rencontre les démons, les anges et l’avenir des humains.
Peintre et écrivain, René-Jean Clot (1913-1997) donne à voir les kermesses, les cortèges, les échafaudages, une église en gloire, la nuit d’une cour d’école, les carrières, les visages hantés, les villes ruinées, les chimères, les squelettes des oiseaux, l’espace ocellé... Il note : «Pour moi, le monde est un monde de terreur. Ce qui m’intéresse dans l’art, c’est l’hallucination... Il faut convertir le réel sans le trahir, l’acheminer vers la vision.»
André Breton, le philosophe Gaston Bachelard, André Pieyre de Mandiargues, Alain Jouffroy, Marcel Brion, Michel Random admirent les gravures de Le Maréchal (né en 1928). Gaston Bachelard remarque :
« Les villes de Le Maréchal sont construites sur un tremblement de terre... Les drames de la lumière et de l’ombre sont des batailles menues, intimes... ».
En 1983-1984, Le Maréchal commente sa propre gravure, Le Mont Kailâsa : «Sommet blanc éblouissant, cristal, neige et diamant. Cascades de glace bleu vert. A ses pieds, entre les deux collines, né d’une larme, le lac de la Compassion, du vert émeraude le plus pur. » Le Mont Kailâsa est peut-être proche du « Mont Analogue » de René Daumal (1908-1944) : une cime spirituelle... Parfois, il oppose le « vital inférieur » et le « supramental ». Les cascades montent vers le ciel.
Yves Doaré (né en 1943) guette le chaos. En hommage à Cioran, il propose un « Précis de la décomposition ». Il construit le Palais du Feu. Il éprouve la nostalgie de l’Unité et les jouissances du pluriel. Il déploie le moiré. Il se souvient de l’histoire des strates de la Terre bouleversée. Il dévoile l’éruption des gemmes et du cristal : des talismans sans limites, des pierreries qui regardent. Il aime l’art savant et sensuel. Il figure les chutes, les assomptions, les ravissements. Il choisit souvent la profusion et l’incandescence.
José Hernandez (né en 1944) ne cesse de graver. « La gravure (dit-il) est pur venin. Je ne peux pas m’en débarrasser. »Tout menace. Un ange ailé est ligoté. Avec ironie, il note : « Si certains de mes personnages sont dans un état de décomposition assez avancé, c’est qu’ils n’ont pas évolué à la vitesse du reste du monde. » La mort, la douleur, la violence s’accélèrent.
Alain Margotton (né en 1948) suggère le prologue d’un drame cosmique: « l’arrivée des cygnes », « un paysage mythique », des anges, des apparitions...
Didier Mazuru (né en 1953) serait peut-être le neveu du surréaliste Yves Tanguy. Il peuple les volumes courbes et lisses, les concrétions minérales, les végétations illusoires et luxuriantes, un bestiaire artificiel, des personnages qui ne dialoguent jamais. Il peint le fastueux ossuaire des songes, les rencontres chimériques, les lieux et les temps contradictoires, les horizons irrésolus.
Les têtes gravées d’Yves Milet Desfougères (né en 1930) sont hantées par la force du destin et par le désarroi.
Gérard Trignac (né en 1955) entrebâille les hautes portes du Silence. Au-dessus du Royaume des Immobilités Immortelles, nul oiseau ne fend l’air immobile. Nul lièvre, nul chien n’apparaît.
On ne voit pas même un lézard sur les pierres effritées, désagrégées. Ses habitants se dissimulent, peut-être, dans de vastes demeures, semblables aux grands hôtels des quais de Bordeaux. Et, alors, des milliers d’yeux épient sans être vus... Peut-être, dès le début du Royaume, les lieux auraient été déjà ruinés et inhabitables... Les tours, les temples, les ponts, les escaliers, les machines, les barques n’auraient jamais été utilisés par nulle personne... Le Royaume des Immobilités Immortelles serait peut-être la matérialisation du songe d’un rêveur inconnu et toujours inquiet.
Grâce à l’américain Nall (né en 1948), les méchants fémurs et les vertèbres cruelles squattent le parc magique ; la grenade est un fruit qui explose ; les poupées macabres séduisent ; les rapaces attaquent les monastères ; les insectes voraces annoncent l’Apocalypse. La grotte effraie.
Hélène Csech (née en 1921) tresse le filet du Destin ; entre les mailles, les vivants circulent. Selon le poète Claude Louis-Combet, Hélène Csech représente des êtres sans visage et sans nom, qui errent, « convoqués à l’aube de la conscience », silencieux...
Philippe Mohlitz (né en 1941) unit l’anxiété et l’ironie. Une immense épave, oblique, s’enfonce lentement. Le douanier assoupi néglige le redoutable. L’avion désemparé tourne dans la cathédrale-piège. Dans la même région, les gardiens impitoyables et les exilés définitifs ne se parlent jamais. La jungle envahit le navire ivre.
Parfois, Erik Desmazières (né en 1948) préfère la prolifération, les accumulations, le foisonnement, les flots, les flux, l’exubérance, le débordement, l’encombrement, les foules, le carnavalesque, le grouillement ; il invente des villes souterraines ou suspendues ; il s’inspire de la bibliothèque borgésienne de Babel. A d’autres moments, il imagine les places désertes, les vides, les silences de la mélancolie.
Georges Rubel (né en 1945) traduit une « partie de campagne » panique, cocasse, macabre. Les nuages sont empoisonnés, les vents mauvais, les squelettes excités, les marais maléfiques, les immenses huttes hérissées, les plantes corrompues. De l’autre côté du pont, les fantômes viennent à notre rencontre.
Et les œuvres hétérogènes des Visionnaires révèlent. Elles voilent et dévoilent. Elles déguisent et manifestent. Elles annoncent. Elles seraient des augures. Elles présagent. Elles prophétisent. Elles éprouvent le vertige du Temps.
Gilbert LASCAULT