«Fais de toi ton œuvre posthume»
Édouard Joachim dit Tristan Corbière, Ça.
Tristan Corbière, de son vrai nom Édouard Joachim, est né à Coat-Congar, en Bretagne, en 1845. Fils d'un officier de marine qui eut son heure de gloire en tant qu'écrivain et romancier de renom régionaliste, il passe la jeunesse désoeuvrée et triste d'un dandy désabusé. Voyages (en Italie notamment), séjours dans des villes de cure, amours malheureuses sont les seules expériences de sa brève existence. Il en tira la matière de son oeuvre unique, le recueil poétique les «Amours jaunes», publié en 1873 à compte d'auteur.
Cette oeuvre s’avère moins magnifique que celles de Rimbaud ou de Lautréamont, mais, se doit tout de même d'être citée aux côtés des leurs: comme elles, cette oeuvre est porteuse d’une analogue révolte contre l’existence et d’un semblable refus dans la forme même. «On aime jaune comme on rit jaune», précisait Corbière donnant de la sorte la clé de son recueil grinçant. Il lui faut crier sa détresse de breton errant en la transformant en art, mais rester fidèle à celle-ci par une anti-forme qui dénie toute beauté, toute récupération esthétique. Il faut travailler des vers boiteux, disloqués comme le corps qui les écrivait, reniés par les interruptions de tirets et de points de suspension, récusés d’images triviales ou de rejets dérisoires. Il faut cultiver, pratiquer l’imperfection même, au risque lucide d’être banni de l’art officiel ou classique, au risque de se voir classer parmi les poètes dits «maudits».
Ces poèmes, surtout connus du public grâce à Verlaine, qui cite Corbière dans les Poètes maudits (1883).
Il fut un des premiers à avoir eu le courage de faire passer la sincérité de son malaise avant l’apaisement harmonieux que doit produire la bonne forme. Les images délibérément crues et aux rythmes heurtés de ses Amours Jaunes, emporta l'adhésion des symbolistes, puis des surréalistes: T.S. Eliot ou Ezra Pound admirèrent en lui un lointain précurseur de leurs démarches poétiques.
Ses poèmes sont disloqués, un peu comme le fut son corps maigre, brisé par la maladie : les vers brefs, l'expression cassée, les rejets chaotiques ont en effet quelque chose d'analogue à la physionomie maladive de ce poète que les habitants de Roscoff appelaient l'An Ankou, c'est-à-dire le spectre de la mort.
La poésie de Corbière rejette tout lyrisme, toute sentimentalité romantique. C'est au contraire l'ironie qui caractérise l'œuvre du poète breton, l'ironie envers l'échec qu'est sa vie, ironie aussi envers l'amour qu'il éprouve pour Armida-Josefina Cuchiani, l'actrice italienne qui lui inspire les Amours jaunes.
Corbière est aussi le poète de la mer. Son père, déjà, était un célèbre romancier breton, passionné de récits de naufrages et de flibustiers. Tristan, lui, évoque les paysages mauvais de Bretagne, les histoires pathétiques de matelots perdus en mer ou raconte l'histoire des trépassés qui continuent de hanter certains lieux secrets de Bretagne.
Poésies et textes de Tristan Corbière
ÉPITAPHE
Sauf les amoureux commençans ou finis qui veulent commencer par la fin il y a tant de choses qui finissent par le commencement que que le commencement commence à finir par être la fin la fin en sera que les amoureux et autres finiront par commencer à recommencer par ce commencement qui aura fini par n’être que la fin retournée ce qui commencera par être égal à l’éternité qui n’a ni fin ni commencement et finira par être aussi finalement égal à la rotation de la terre où l’on aura finit par ne distinguer plus où commence la fin d’où finit le commencement ce qui est le commencement ce qui est toute fin de tout commencement égale à tout commencement de toute fin ce qui est le commencement final de l’infini défini par l’indéfini - Égale une épitaphe égale une préface et réciproquement.
Sagesse des nations
CASINO DES TRÉPASSÉS
Un pays, - non, ce sont des côtes brisées de la dure Bretagne : Penmarc'h, Toul-Infern, Poul-Dahut, Stangan-Ankou... Des noms barbares hurlés par les rafales, roulés sous les lames sourdes, cassés dans les brisants et perdus en chair de poule sur les marais... Des noms qui ont des voix.
Là, sous le ciel neutre, la tourmente est chez elle :
le calme est un deuil.
Là, c'est l'étang plombé qui gît sur la cité d'Ys, la Sodome noyée.
Là, c'est la Baie-des-Trépassés où, des profondeurs, reviennent les os des naufragés frapper aux portes des cabanes pour quêter un linceul ; et le Raz-de-Sein, couturé de courants que jamais homme n'a passé sans peur ou mal.
Là naissent et meurent des êtres couleur de roc, patients comme des éternels, rendant par hoquets une langue pauvre,
presque éteinte, qui ne sait rire ni pleurer...
C'est là que j'invente un casino.
CASINO DES TRÉPASSÉS
(STATION D'HIVERNAGE)
À LA BONNE DESCENTE DES DÉCOURAGEUX
À PIED ET À CHEVAL.
C'est un ancien clocher, debout et décorné. Sa flèche est à ses pieds - tombée. Des masures à coups de ruines flanquées en tas contre lui, avec un mouvement ivrogne, à l'abri du flot qui monte et du souffle qui rase.
Ah ! c'est que c'est une bonne tour, solide aux cloches comme aux couleuvrines, solide au temps ; un vieux nid des templiers, bons travailleurs en Dieu, ceux-là ! sacrés piliers de temple et de corps de garde. On sent encore en entrant cette indéfinissable odeur de pierre bénite qui ne s'en va jamais.
L'intérieur est un puits carré, quatre murs nus. À mi-hauteur, une entaille en ogive longue et profonde donne une raie de lumière. La brise bourdonne là-haut comme une mouche emprisonnée. De loin en loin, sur les parois, montent de petits jours noir : c'est l'escalier dans l'épaisseur des murailles ; sur les haltes, sont ménagées des logettes, avec un œil en meurtrière ouvert sur l'horizon. C'est là que gîteront nos hôtes.
Système cellulaire : douze pieds carrés, murs blanchis à la chaux, hauteur d'appui en châtaignier d'un beau ton ; autour, des clous-de-la-Passion pour clouer les vêtements ; une couchette de nonne, une auge de pierre pour les ablutions, une longue-vue, une espingole chargée à chevrotines pour les canards ou les philistins. Voilà.
En bas, dans la nef dallée de pierres tombales, la cuisine, cuisine à tout faire. - On entre à cheval. - Four d'alchimiste ; cheminée grande comme une chaumine pour coucher les mâtures de navires (car - Dieu aidant - la grève vaut une forêt en coupe réglée) ; des landiers d'enfer pour flamber le goëmon.
Sous le manteau, des escabelles pour le bonhomme Homère, le docteur Faust, le curé Rabelais, Jean Bart, saint Antoine, Job le lépreux et autres anciens vivants, un trou pour les grillons, s'ils veulent une torche en veille piquée près la crémaillère ; partout des crampons pour accrocher le sabot aux allumettes, la boîte au sel, les andouilles, le rameau bénit, les bottes suiffées ; un fer à cheval qui porte bonheur.
Contre le mur culotté, les armes et harnais de chasse de pêche et de gueule : canardiers, harpons, filets, vaisselle d'étain, cuivres, fanaux. À la porte, le billot des exécutions ; au centre, un vrai dolmen pour la ripaille, entouré de fauteuils roides charpentés comme des bois de justice. Aux poutres du plafond sont hissées des herses pour les grandes natures mortes. Au coin, dans le clair-obscur, un coucou droit dans un bon cercueil de chêne, sonnant le glas des heures. Tout plein le vaste bénitier, une famille de chats électriques ; dessous, un gras roquet de tourne-broche rognonne, et, clopinclopant, de-ci de-là, des canards drôles.
En haut, à une simple élévation de cathédrale, au niveau de la fenêtre géante, nous ferons l'unique étage, plate-forme en charpente en manière de chambre des cloches. On y montera par l'escalier en boyau ou par des haubans de vaisseau garnis d'enfléchures avec une grande hune pour palier. C'est l'atelier. - Studio di far niente.
Le jour est manœuvré à volonté par le rideau d'un théâtre en faillite. Au milieu, table monumentale jonchée de papiers ; dessous, des peaux de phoques. Alentour, divans perses. Aux murs, tentures d'arlequin, tapisseries, cuirs coloriés, voiles tannées, pavillons, guenilles sordides superbes. Des images d'Épinal collées en lambeaux sur la porte. En face, un poële russe et la bouilloire à thé. Au fond, un orgue de chapelle pour les musiciens de Barbarie, et des niches pour les vieux saints qu'on ne fête plus. Une grande toile sur châssis pour les peintres déposer leurs ordures. Une chaloupe defoncée pleine de foin nouveau pour les chiens et les poëtes. Un lit de camp : des philosophes dessus et deux petits cochons noirs dessous. À côté, un débit de tabacs. Dans l'espace, des hamacs pendus comme toiles d'araignées, parmi des appareils de gymnastique. Au bout d'une chaîne à puits crochée à perte de vue, oscille le lustre, vrai grappin d'abordage forgé par un maréchal-ferrant ivre et vierge.
Plus haut, si haut qu'on peut monter, c'est la galerie extérieure et la plate-forme découverte qui commande là-bas ; lavée par les grains, balayée par les trombes, grêlée par les lunes. Un coq rouillé se ronge, empalé sur le paratonnerre.
Des petits jardins engorgent les gargouilles. Aux angles deux mâchicoulis bayent sur l'abîme et deux clochetons montrent du doigt le ciel.
L'un sera gréé en poste de guetteur : mât de télégraphe à grands bras fantastiques et beffroi affolé que les sautes de vent mettront tout seul en branle, dans les nuits de liesse, pour le naufrage.
L'autre, attendant aussi un vent de hasard... attendra.
Là, je veux des petits vitraux obscurs, grillagés, impénétrables dans la barbacane profonde hérissée d'artichauts de fer ; une porte de fer à secret, pleine de clous, armée de verrous... et grand ouverte.
Je veux l'oubliette aérienne, capitonnée de fleurettes pompadour, encombrée de fleurs en fleurs ; un canari empaillé dans une cage dorée, un miroir de Murano plus grand que nature, un sofa Crébillon et un plafond en dôme peint par Mahomet (7e manière) ...
C'est pour l'épave qui est en l'air, la flâneuse du rêve, l'ombre grise qui va vite comme les morts de ballade... et qui ne vient pas. Madame Marlbrough, peut être :
« Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir? - Rien ! Rien que l'ouragan qui festoie, la girouette qui tournoie, la brume qui noie... »
CASINO DES TRÉPASSÉS
Oh ! la haute vie sauvage qui vivra là, messeigneurs, hôtes de céans !
À LA BONNE DESCENTE DES DÉCOURAGEUX.
Nargue de tout !
Oh ! la rude revalescière ! Oh ! le grand à pleins poumons ! le cynisme élégant ! l'oubli qui cicatrise et le somme qui délie ! ...
À nous la libre solitude à plusieurs, chacun portant quelque chose là, tous triés d'entre les autres par la lourde brise qui chasse au loin les algues sèches et les coquilles vides.
Ici, nos moyens nous permettent d'être pauvres.
Pas de bonhomme poncif à gâter le paysage, notre mer et notre désert. Frères, voici votre uniforme : chapeau mou, chemise brune en drap de capucin, culottes de toile à voiles, bottes de mer en cuir fauve. Nous sommes beaux, allez !
À vous, chasseurs, les grands sables et les marais ; à vous, matelots, la mer jolie et ses poissons qui mangent souvent du pécheur ; voici vos baleinières de cèdre blanc, braves embarcations hissées sous le porche à leurs potences de fer.
Voici nos équipages d'aventure : des frères-la-côte, brutes antiques, pilotes comme des marsouins, cuisiniers à tous crins et femmes de chambre...
Terriens, terrez dans les chaumières. Vous autres, gîtez dans les cellules, nichez dans les aires, perchez dans les haubans !
Pas d'esprit, s'il vous plaît : on est sobre de mots quand on s'est compris une fois.
Toi, fainéant, fais un livre - tout homme a son livre dans le ventre - et l'ennui berceur se penchera sur toi. Peintre ficeleur, dépouille le vieux chic. Ô harpiste ! écoute et tais-toi ! Rimeur vidé, voici venir les heures hantées...
Humons l'air qui soûle... ! Et toi qui es malade de la vie, viens ici cacher ta tête, et repose sur le gazon salé, dans le désabonnement universel.
Tristan.
Penmarc'h. - Septembre.
RONDEL
Il fait noir, enfant, voleur d'étincelles !
Il n'est plus de nuits, il n'est plus de jours ;
Dors... en attendant venir toutes celles
Qui disaient : Jamais ! Qui disaient : Toujours !
Entends-tu leurs pas ?... Ils ne sont pas lourds :
Oh ! les pieds légers ! - l'Amour a des ailes...
Il fait noir, enfant, voleur d'étincelles !
Entends-tu leurs voix ?... Les caveaux sont sourds.
Dors : il pèse peu, ton faix d'immortelles ;
Ils ne viendront pas, tes amis les ours,
Jeter leur pavé sur tes demoiselles...
Il fait noir, enfant, voleur d'étincelles !
ÇA ?
What ?...
Shakespeare.
Des essais ? - Allons donc, je n'ai pas essayé !
Étude ? - Fainéant je n'ai jamais pillé.
Volume ? - Trop broché pour être relié...
De la copie ? - Hélas non, ce n'est pas payé !
Un poème ? - Merci, mais j'ai lavé ma lyre.
Un livre ? -... Un livre, encor, est une chose à lire !...
Des papiers ? - Non, non, Dieu merci, c'est cousu !
Album ? - Ce n'est pas blanc, et c'est trop décousu.
Bouts-rimés ? - Par quel bout ?... Et ce n'est pas joli !
Un ouvrage ? - Ce n'est poli ni repoli.
Chansons ? - Je voudrais bien, ô ma petite Muse !...
Passe-temps ? - Vous croyez, alors, que ça m'amuse ?
- Vers ?... vous avez flué des vers... - Non, c'est heurté.
- Ah, vous avez couru l'Originalité ?...
- Non... c'est une drôlesse assez drôle, - de rue -
Qui court encor, sitôt qu'elle se sent courue.
- Du chic pur ? - Eh qui me donnera des ficelles !
- Du haut vol ? Du haut-mal ? - Pas de râle, ni d'ailes !
- Chose à mettre à la porte ? - ...Ou dans une maison
De tolérance. - Ou bien de correction ? - Mais non !
- Bon, ce n'est pas classique ? - À peine est-ce français !
- Amateur ? - Ai-je l'air d'un monsieur à succès ?
Est-ce vieux ? - Ça n'a pas quarante ans de service...
Est-ce jeune ? - Avec !'âge, on guérit de ce vice.
... ÇA c'est naïvement une impudente pose ;
C'est, ou ce n'est pas ça : rien ou quelque chose....
- Un chef-d'oeuvre ? - Il se peut : je n'en ai jamais fait.
- Mais, est-ce du huron, du Gagne, ou du Musset ?
- C'est du... mais j'ai mis là mon humble nom d'auteur,
Et mon enfant n'a pas même un titre menteur.
C'est un coup de raccroc, juste ou faux, par hasard...
L'Art ne me connaît pas. Je ne connais pas l'Art.
Préfecture de police, 20 mai 1873.
Il se tua d'ardeur, ou mourut de paresse,
S'il vit, c'est par oubli ; voici ce qu'il laisse:
- Son seul regret fut de n'être pas sa maîtresse. -
Il ne naquit par aucun bout,
Fut toujours poussé vent-de-bout,
Et ce fut un arlequin-ragoût,
Mélange adultère de tout.
Du je-ne-sais-quoi. - Mais ne sachant où ;
De l'or, - mais avec pas le sou;
Des nerfs, - sans nerf. Vigueur sans force ;
De l'élan, - avec une entorse ;
De l'âme, - et pas de violon ;
De l'amour, - mais pire étalon.
- Trop de noms pour avoir un nom. -
Coureur d'idéal, - sans idée ;
Rime riche, - et jamais rimée ;
Sans avoir été, - revenu;
Se retrouvant partout perdu.
Poète, en dépit de ses vers ;
Artiste sans art, - à l'envers,
Philosophe, - à tort et à travers.
Un drôle sérieux, - pas drôle.
Acteur, il ne sut pas son rôle ;
Peintre, il jouait de la musette ;
Et musicien : de la palette.
Une tête ! - mais pas de tête;
Trop fou pour savoir être bête;
Prenant un trait pour le mot très
- ses vers faux furent ses seuls vrais.
Oiseau rare - et de pacotille;
Très mâle... et quelquefois très fille ;
Capable de tout, - bon à rien ;
Gâchant bien le mal, mal le bien.
Prodigue comme était l'enfant
Du testament, - sans testament.
Brave et souvent, par peur du plat.
Coloriste enragé, - mais blême ;
Incompris... - surtout de lui-même ;
Il pleura, chanta juste faux ;
- Et fut un défaut sans défauts.
Ne fut quelqu'un, ni quelque chose
Son naturel était la pose.
Pas poseur, - posant pour l'unique ;
Trop naïf, étant trop cynique;
Ne croyant à rien, croyant tout.
- Son goût était dans le dégoût.
Trop cru, - parce qu'il fut trop cuit,
Ressemblant à rien moins qu'à lui,
Il s'amusa de son ennui,
Jusqu'à s'en réveiller la nuit.
Flâneur au large, - à la dérive,
Épave qui jamais n'arrive...
Trop Soi pour se pouvoir souffrir,
L'esprit à sec et la tête ivre,
Fini, mais ne sachant finir,
Il mourut en s'attendant vivre
Et vécut, s'attendant mourir.
Ci-gît, - cœur, sans cœur, mal planté,
Trop réussi, - comme râté.
POÈTE - APRÈS ?...
« Je voudrais que la rose, - Dondaine !
« Fût encore au rosier, - Dondé ! »
Poète - Après ?... il faut la chose :
Le Parnasse en escalier,
Les Dégoûteux, et la Chlorose,
Les Bedeaux, les Fous à lier...
L'Incompris couche avec sa pose,
Sous le zinc d'un mancenillier ;
Le Naïf « voudrait que la rose,
Dondé ! fût encore au rosier ! »
« La rose au rosier, Dondaine ! »
- On a le pied fait à sa chaîne.
« La rose au rosier » ... - Trop tard !
... « La rose au rosier » ... - Nature !
- On est essayeur, pédicure,
Ou quelqu'autre chose dans l'art !
LETTRE DU MEXIQUE
La Vera-cruz, 10 février.
« Vous m'avez confié le petit. - Il est mort.
Et plus d'un camarade avec, pauvre cher être.
L'équipage... y en a plus. Il reviendra peut-être
Quelques-uns de nous. - C'est le sort –
« Rien n'est beau comme ça - Matelot - pour un homme ;
Tout le monde en voudrait à terre - C'est bien sûr.
Sans le désagrément. Rien que ça : Voyez comme
Déjà l'apprentissage est dur.
Je pleure en marquant ça, moi, vieux Frère-la-côte.
J'aurais donné ma peau joliment sans façon
Pour vous la renvoyer... Moi, ce n'est pas ma faute :
Ce mal-là n'a pas de raison.
« La fièvre est ici comme Mars en carême.
Au cimetière on va toucher sa ration.
Le zouave a nommé ça - Parisien quand-même –
Le jardin d'acclimatation.
« Consolez-vous. Le monde y crève comme mouches.
... J'ai trouvé dans son sac des souvenirs de cœur :
Un portrait de fille, et deux petites babouches,
Et : marqué - Cadeau pour ma sœur. -
« Il fait dire à maman : qu'il a fait sa prière.
Au père : qu'il serait mieux mort dans un combat.
Deux anges étaient là sur son heure dernière :
Un matelot. Un vieux soldat. »
Toulon, 24 mai.
PAYSAGE MAUVAIS
Sables de vieux os - Le flot râle
Des glas : crevant bruit sur bruit ...
- Palud pâle, où la lune avale
De gros vers, pour passer la nuit.
- Calme de peste, où la fièvre
Cuit ... Le follet damné languit.
- Herbe puante où le lièvre
Est un sorcier poltron qui fuit ...
- La Lavandière blanche étale
Des trépassés le linge sale,
Au soleil des loups... - Les crapauds,
Petits chantres mélancoliques
Empoisonnent de leurs coliques,
Les champignons, leurs escabeaux.
Marais de Guérande.- Avril.
À L'ÉTERNEL MADAME
Mannequin idéal, tête-de-turc du leurre,
Eternel Féminin ! ... repasse tes fichus ;
Et viens sur mes genoux, quand je marquerai l'heure,
Me montrer comme on fait chez vous, anges déchus.
Sois pire, et fais pour nous la joie à la malheure,
Piaffe d'un pied léger dans les sentiers ardus.
Damne-toi, pure idole ! et ris ! et chante ! et pleure,
Amante ! Et meurs d'amour !... à nos moments perdus.
Fille de marbre ! en rut ! sois folâtre !... et pensive.
Maîtresse, chair de moi ! fais-toi vierge et lascive...
Féroce, sainte, et bête, en me cherchant un cœur...
Sois femelle de l'homme, et sers de Muse, ô femme,
Quand le poète brame en Ame, en Lame, en Flamme !
Puis - quand il ronflera - viens baiser ton Vainqueur !
FÉMININ SINGULIER
Éternel Féminin de l'éternel Jocrisse !
Fais-nous sauter, pantins nous pavons les décors !
Nous éclairons la rampe... Et toi, dans la coulisse,
Tu peux faire au pompier le pur don de ton corps.
Fais claquer sur nos dos le fouet de ton caprice,
Couronne tes genoux ! ... et nos têtes dix-corps ;
Ris ! montre tes dents ! ... mais ... nous avons la police,
Et quelque chose en nous d'eunuque et de recors.
... Ah tu ne comprends pas ? ... - Moi non plus - Fais la belle,
Tourne : nous sommes soûls ! Et plats ; Fais la cruelle !
Cravache ton pacha, ton humble serviteur !...
Après, sache tomber ! - mais tomber avec grâce -
Sur notre sable fin ne laisse pas de trace ! ...
-C'est le métier de femme et de gladiateur. –
GENTE DAME
Il n'est plus, ô ma Dame,
D'amour en cape, en lame,
Que Vous ! ...
De passion sans obstacle,
Mystère à grand spectacle,
Que nous ! ...
Depuis les Tour de Nesle
Et les Château de Presle,
Temps frais,
Où l'on couchait en Seine
Les galants, pour leur peine...
- Après. -
Quand vous êtes Frisette,
Il n'est plus de grisette
Que Toi ! ...
Ni de rapin farouche,
Pur Rembrandt sans retouche,
Que moi !
Qu'il attende, Marquise,
Au grand mur de l'église
Flanqué,
Ton bon coupé vert-sombre,
Comme un bravo dans l'ombre,
Masqué.
- A nous ! - J'arme en croisière
Mon fiacre-corsaire,
Au vent,
Bordant, comme une voile,
Le store qui nous voile :
- Avant ! ...
- Quartier-dolent - tourelle
Tout au haut de l'échelle..,
Quel pas !
- Au sixième - Eh ! madame,
C'est tomber, sur mon âme !
Bien bas !
Au grenier poétique,
Où gîte le classique
Printemps,
Viens courre, aventurière,
Ce lapin de gouttière :
Vingt-ans !
Ange, viens pour ton hère
Jouer à la misère
Des dieux !
Pauvre diable à ficelles,
Lui, joue avec tes ailes,
Aux cieux !
Viens, Béatrix du Dante,
Mets dans ta main charmante
Mon front...
Ou passe, en bonne fille,
Fière au bras de ton drille,
Le pont.
Demain, ô mâle amante,
Reviens-moi Bradamante !
Muguet !
Eschôlier en fortune,
Narguant, de vers la brune,
Le guet !
AU VIEUX ROSCOFF
BERCEUSE EN NORD-OUEST MINEUR
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Trou de flibustiers, vieux nid
A corsaires ! - dans la tourmente,
Dors ton bon somme de granit
Sur tes caves que le flot hante...
Ronfle à la mer, ronfle à la brise ;
Ta corne dans la brume grise,
Ton pied marin dans les brisans ...
- Dors: tu peux fermer ton oeil borgne
Ouvert sur le large, et qui lorgne
Les Anglais, depuis trois cents ans.
-Dors, vieille coque bien ancrée;
Les margats et les cormorans
Les margats et les cormorans
Tes grands poètes d'ouragans
Viendront chanter à la marée ...
- Dors, vieille fille-à-matelots ;
Plus ne te soûleront ces flots
Qui te faisaient une ceinture
Dorée, aux nuits rouges de vin,
De sang, de feu ! - Dors... sur ton sein
L'or ne fondra plus en friture.
- Où sont les noms de tes amants...
- La mer et la gloire étaient folles ! -
Noms de lascars ! noms de géants !
Crachés des gueules d'espingoles...
Où battaient-ils, ces pavillons,
Echarpant ton ciel en haillons !...
-Dors au ciel de plomb sur tes dunes...
Dors : plus ne viendront ricocher
Les boulets morts, sur ton clocher
Criblé-comme un prunier-de prunes...
- Dors : sous les noires cheminées,
Ecoute rêver tes enfants,
Mousses de quatre-vingt-dix ans
Epaves des belles années...
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Il dort ton bon canon de fer,
A plat-ventre aussi dans sa souille.
Grêlé par les lunes d'hyver...
Il dort son lourd sommeil de rouille,
- Va : ronfle au vent, vieux ronfleur,
Tiens toujours ta gueule enragée
Braquée à l'Anglais !.. .et chargée
De maigre jonc-marin en fleur
Roscoff. - Décembre.