M.R. Jean-Pierre Velly, vous avez appelé cette gravure, où l’on voit une foule innombrable de gens se précipiter, où ? « Le Massacre des Innocents », pourquoi ?
J.P.V. Ben, c’est difficile à dire ! (rires)… Je ne sais pas, ils vont vers l’horizon, vers…« Le Massacre des Innocents », parce que… j’sais pas, il y en a plein… J’vois pas, j’dois dire que je suis assez embêté par la question! (rires)
M.R. Est-ce que cette foule innombrable …préfigure peut-être déjà l’avenir ?
J.P.V. Oh, non ! J’sais pas, non. Je ne prétends pas faire de futurologie, enfin… non, non, je ne crois pas. Non… C’est certainement une chose…une chose « vraie », enfin ! Non, pas l’avenir ! Pourquoi pas le présent aussi bien, ou le passé… Il n’y a pas de… Non, non, je ne crois pas, pas l’avenir…
M.R. Cet homme est confondu avec le paysage, on dirait que c’est une poussière d’être, où tout est indistinct: la terre et les hommes se fondent…
J.P.V. Oui, c’est peut-être l’espérance de la perte de l’individualité, non ? qui nous colle tous à dos … et qui est lourde à porter ! Enfin, j’sais pas… Non non, je ne crois pas, non, j’ai l’impression, si vous voulez, cette foule anonyme…Enfin non, où chacun … chacun court et fait son enjambée… Où est-ce que ça mène ? Par-delà l’horizon, c’est tout ! hein ?
M.R. Oui…
J.P.V. Mais y a rien qui se résout, enfin…rien…Ce n’est pas une solution, ce n’est pas la prétention d’expliquer l’avenir, ou d’expliquer le passé ou d’expliquer le présent…C’est aussi bien le présent…comme il me semble…
M.R. Alors, je suis frappé par la manière dont certaines de vos gravures – qui sont extraordinairement minutieuses et qu’il faut regarder à la loupe – expriment des thèmes …disons, un peu cosmologiques…C’est la vague de la mer, c’est la vague des choses… C’est une sorte de minutie tellement accentuée, qu’elle exprime la vague, au fond, qui emporte toute chose. C’est l’uniforme, l’indéterminé…
J.P.V. Oui, c’est ça, c’est sûr... (il souffle) Jusqu’à présent, on a toujours cru que l’homme était au centre de la création – maintenant c’est difficile pour moi de faire des discours philosophiques, ou pseudo philosophiques - on a toujours cru que l’homme était le maître du monde… Je n’y crois pas personnellement (rires)…Hein ! Alors c’est… Ce sont des insectes qui sont ici, non ? C’est pas l’homme…C’est l’homme qui est un insecte! C’est difficile … (rires). Mais…justement, cette perte de la personnalité, noyée dans… dans…ce que j’appelle le « Massacre des Innocents » … c’est justement l’homme qui se perd…qui perd sa peau…qui perd sa tête, qui perd son esprit, son « moi ». Et puis qui, justement, peut-être, se réintègre par la suite… Enfin là, c’est difficile, c’est une hypothèse de ma part, simplement…
M.R. Quand vous avez commencé à faire non seulement cette gravure-ci, mais un certain nombre d’autres, qui expriment cette même conception… C’est une forme de méditation… Car vous y passez deux ou trois mois sur ces gravures…Donc en deux ou trois mois, il se passe quelque chose, il y a une transformation, il y a un devenir, non ?
J.P.V. Oui, mais je ne sais pas si c’est lié, justement…au devenir normal…Enfin, la naissance, la vie et …la mort ! On en revient toujours là, non, je crois? Dans celle-ci, par exemple (Enfin), ce sont des objets, des … Il y a des corps aussi, des souvenirs, des choses qui ont pu être, qui sont et qui seront, et puis qui se rejoignent dans cette espèce de lumière centrale, qui se perdent dans le temps. Ce n’est pas non plus de la science-fiction, c’est une espèce d’égalité, disons, entre les objets et l’homme, hein ? Pour moi… Je vois ça un peu comme ça…
M.R. Ca c’est un peu l’homme-objet, alors ? C’est l’homme qui n’est plus distinct de la matière…C’est l’homme devenu matière…C’est ce grouillement infini des choses…
J.P.V. Ou l’esprit devenu matière! J’ai fait l’homme, ici, parce que ce n’est pas une gravure très plaisante dans la mesure où, normalement, quand on fait un corps d’homme ou un corps de femme, c’est toujours pour singulariser, pour attirer l’attention sur la personnalité, ou sur …euh…et là…non pas que ça me plaise, parce que je suis homme moi-même, et ce n’est pas… cette déification de l’homme, cette suprématie de l’homme sur la nature, sur les objets, sur les choses, me restent en travers de la gorge. Parce que je la trouve absolument injuste. C’est trop facile! ...d’arriver comme ça et de dire : « Nous sommes les plus forts, nous sommes l’esprit qui pointe, nous sommes…notre civilisation est la plus haute » …Non, non, dans cette espèce de nature, ça me plaît de prendre l’homme comme un insecte. Non pas pour descendre l’homme, mais peut-être pour revaloriser l’insecte, pourquoi pas ? La plante…le caillou (rire), comme ça, non ?
M.R. Ce qui est vivant quand même…
J.P.V. Ce qui est vivant…Mais tout est vivant, non ? Le caillou également ! Le caillou est vivant…Il y a des…maintenant, je ne suis pas minéraliste…Il y a des cailloux, enfin, le caillou a une vie bien plus longue que la nôtre, qui dure sur des siècles et des millénaires…Il évolue, il a sa vie à lui…Quand on parle de fourmis… Regardez : « On dirait des fourmis ! non, des insectes ! » Il me semble que l’homme tend dans la société actuelle à faire une société où chacun soit bien à sa place. Et nous on passe à côté des fourmis, comme ça. On les écrase! Elles sont toutes très bien, elles sont toutes contentes, de la reine, enfin, à la guerrière, elles sont toutes très bien.
M.R. Mais on recevrait plutôt cette vision, non pas comme celle d’une fourmilière, disons, heureuse et équilibrée, mais comme une vision apocalyptique, presque. Non pas pour prononcer des mots forts, mais ces hommes qui s’écrasent en courant les uns contre les autres, c’est déjà … qui n’ont pas un centimètre carré pour vivre, et qui courent nulle part, c’est quelque chose d’assez angoissant, non ? On reçoit une impression d’angoisse de cette gravure fantastique ?
J.P.V. Oui… c’est pas drôle ! Mais je ne trouve pas que, justement, la manière dont l’homme a organisé sa vie, la société, la manière dont la société lui permet d’organiser sa vie… Je pense pas que ça soit tellement drôle. Alors qu’au contraire, justement, ce qui nous semble, ce fourmillement, justement, de l’insecte, me semble bien pour chaque insecte… J’ai peu de connaissance dans ce domaine, mais Maeterlinck, qui a écrit son livre : « La vie des fourmis » justement dit…il semble qu’elles sont très heureuses, toutes. Je ne veux pas me brancher plus que sur… d’autres sociétés d’animaux ou de plantes…Enfin, bon…
M.R. Il y a une sorte de vision, quand même, je dirais par la négative, des choses qui se défont, qui se détruisent. Il y a, par exemple dans votre œuvre, beaucoup de détritus, beaucoup de pollutions parallèles à la vie, par exemple, beaucoup de choses qui se juxtaposent, qui s’enchevêtrent.
J.P.V. Oui, mais ça, c’est l’acceptation. Je crois que ce n’est pas tellement une critique de la société de consommation…ou… de pollution… Non, c’est une chose normale, enfin ! La vie et mort sont présents dans…dans, dans la moindre des secondes que l’on vit, non ? Non, il me semble…
Cut
M.R. (évoque l’Ange et Linceul) ... Et là, Jean-Pierre Velly, nous nous trouvons avec… effectivement… l’image d’une femme endormie, au-dessus d’une immense vallée, où pénètre la lumière du soleil levant. On dirait un peu que c’est le rêve d’un paradis terrestre qui se trouve à l’horizon, non ?
J.P.V. Oui, le soleil est levant ou couchant. Je crois qu’on sait pas…Oui, c’est une espèce de vallée un peu paradisiaque, un peu…Il y a cette femme qui est là, qui sommeille.
M.R. C’est un méditant ensommeillé.
J.P.V. Oui, une espèce de chose secondaire, encore là qui aurait pu être, qui y est peut-être, ou qui peut venir…c’est toujours en dehors…
M.R. Y a-t-il un paradis perdu ? Ou un paradis à retrouver ?
J.P.V. Je ne sais pas. On l’a tous dans la tête celui-là, non ?! On l’imagine tous ! Cette femme, pour moi, est en dehors. En somme, il n’y a pas d’intégration entre ce que ça pourrait être, et…
M.R. Quelqu’un dirait que c’est vous qui rêvez, là ? Qui est endormi ?
J.P.V. Pourquoi pas ? Ou éveillé ! Comme je l’ai fait ! (rires)
M.R Oui, euh, dans quelle mesure est-ce qu’on peut voyager à travers ces terres, et où est-ce qu’on va quand on est parti ?
J.P.V. D’abord, on peut, peut-être, commencer justement à partir de l’ombre ici, à suivre le chemin de la lumière, à découvrir les détails, à voir des bois, les forêts. (On entend un téléphone sonner), pour en arriver ici à la lumière.
Cut
M.R. « Son seul, Jean-Pierre Velly, suite… Deuxième » Oui, Jean-Pierre Velly, nous disions que cette gravure était comme un voyage vers une sorte de paradis terrestre, comme ça, peut-être à l’horizon… On est ici dans un paysage dénudé, mais il semble que cela soit un paysage qui appelle à autre chose. Qu’est ce qu’il y a derrière l’horizon ?
J.P.V. J’ai pas l’impression que le paysage soit dénudé. Il y a plein de forêts, il y a toute une vie qui doit se passer là-dedans, non ? Et puis…derrière l’horizon, alors, si c’est le soleil levant, il y a le jour qui vient, (rires), si c’est le couchant, c’est la nuit.
M.R. Il n’y a pas une terre promise, quelque part ?
J.P.V. Nnnnnon, je ne crois pas, elle est là, la terre promise.
M.R. La terre promise, c’est ce qu’on a sous les yeux ?
J.P.V. C’est ce qu’on a sous les pieds ! (rires)
M.R. C’est le temps présent…
J.P.V. Oui…oui, oui.
M.R. Est-ce que vous exprimez si minutieusement, au fond, c’est-à-dire ce regard que vous portez sur le réel des choses, apparent d’ailleurs – qui n’est pas le réel, parce que c’est votre réel, réel revu et corrigé par vous, n’est-ce pas ? – un réel extraordinairement minutieux, et si minutieux, si fouillé dans le détail, qu’il en devient effectivement fantastique, si j’ose dire, et pour ne pas dire le mot « visionnaire », je veux dire qu’il en devient surréel au sens propre du terme. Alors, ce réel, c’est quoi pour vous, finalement?
J.P.V. Ben, ce réel, j’ai pas tellement l’impression, si vous voulez, que ça soit fantastique ni visionnaire, parce que des vallées comme ça, il y en a de bien plus belles…sur nature, on pourrait dire ! Non, il y a une espèce d’amour, un attachement… au plus petit arbre, au moindre brin d’herbe, à ce que je touche, à ce que je connais, à ce que je vois, à je que j’aime et à ce que je n’aime pas, d’ailleurs ! Tout est mélangé, hein ? Là, ce n’est pas tellement une vision…comment dire ? Ce n’est pas idéalisé… Cette femme qui se trouve là, est complètement détachée du paysage, non ? Elle me semble détachée du paysage. C’est peut-être ce qu’elle a dans la tête, ce qu’elle voudrait, ce qu’elle a, ce qu’elle n’a pas, ce qu’elle n’aura jamais, enfin, je ne sais pas… je ne peux pas dire, je ne peux pas répondre… En moi-même, ça me reste inconnu. J’essaie d’en donner à travers le langage qu’est la gravure, j’essaye de donner... c’est une tentative de dialogue. À partir de là, je ne sais pas du tout ce qu’on peut en tirer.
M.R. Est-ce qu’on peut creuser tellement le regard, c’est-à-dire, est-ce qu’on peut regarder tellement les choses avec une telle acuité, que, finalement, on risque de passer un peu derrière les apparences ?
J.P.V. Oui, je crois que c’est possible, ça aussi...Tout est possible. Et passer derrière les apparences ? De toute manière, on passe toujours derrière les apparences, je crois. Quand on voit un visage, on le voit à travers ses propres yeux. Les apparences sont diverses, et pour vous, et pour moi.
M.R. Convenons que, si le monde, c’est le miroir, on peut en le regardant avec une grande acuité, opérer cette traversée du miroir.
J.P.V. Hum…
M.R. C’est un peu la démarche que vous faites : l’acuité avec laquelle vous observez les choses, c’est déjà la traversée du miroir.
J.P.V. Oui, le vouloir! Enfin… C’est une tentative; je ne sais pas si c’est la bonne…
M.R. Vous ne vous êtes jamais posé la question comme ça, peut-être consciemment, non ? Finalement c’est ce que toute votre œuvre exprime, d’une certaine façon ?
J.P.V. Je ne sais malheureusement pas si c’est la bonne. Et on ne sait jamais rien, je crois ! Mais, disons, que si jamais je choisis…ici, j’ai choisi ce mode d’expression, disons, par le détail, c’est parce que, quand je me balade dans la nature ou dans la ville, je m’arrête sur le moindre petit morceau. Parce que la vie dans un centimètre carré est … on peut la voir sur un centimètre carré comme sur un kilomètre carré… que…
M.R. Comme dans l’Univers…
J.P.V. Comme dans l’Univers…exactement. Et c’est pour moi, et je dis bien pour moi seul, c’est-à-dire que je ne veux absolument pas en faire une méthode générale, à chacun sa manière…
M.R. Non, mais nous parlons de vous. Cette approche que vous avez, je veux dire, qui va de l’ infiniment petit à l’ infiniment grand…
J.P.V. C’est la même chose, je crois, non ? C’est une impression…
M.R. C’est une vision cosmique aussi des choses, non ?
J.P.V. Bien, peut-être ! Je ne vais pas encore (rires)…Ce n’est pas pour me mettre derrière des paravents, en spéculant justement encore une fois sur l’avenir ! Mais il me semble que je peux arriver comme ça…ça, c’est l’espoir, toujours, on est toujours comme ça…Je peux arriver comme ça à montrer, à montrer ce que je ressens, au moins. Parce que ce sont des choses que l’on ressent, à l’intérieur, et qui sont difficiles à dire avec des mots. Pour moi, personnellement. Alors, pour les mots, il y a les poètes, il y les écrivains. Pour la gravure, c’est le «petit arbre», c’est tout ce mélange…
Cut
M.R. Jean-Pierre Velly, j’ai l’impression que chacune de vos œuvres, comme vous l’avez dit vous-même, je crois, est une sorte d’alchimie. C’est une sorte d’alchimie au sens où il y a une progression lente. Pendant combien de temps travaillez-vous pour réaliser une planche ?
J.P.V. C’est variable selon le format (il souffle)…et puis, je pense que c’est d’un intérêt…
M.R. …secondaire.
J.P.V. Secondaire, très secondaire.
M.R. Mais, quand même, ça peut aller de deux mois à quatre mois, non ?
J.P.V. Oui… Parfois moins ! Parfois moins…
M.R. Donc, cette façon de progresser lentement…C’est-à-dire, au fond, centimètre carré par centimètre carré, c’est une manière d’appréhender une mini-réalité qui doit rester constante avec elle-même, non ? Qui…
J.P.V. Oui. C’est peut-être également la tentative d’arrêter dans le temps une image. Par exemple, pour cette gravure qui s’appelle « Plantes » …C’est gravé ici à la table, enfin, sans absolument aucune nature « vraie » sous les yeux. Chaque plante est reconstruite mentalement, et agencée selon un ordre, qui me semble correspondre aux fins désirées. Il y a ces fougères, il y a… Je ne connais pas le…
(interruption technique ; on reprend)
... J’essaye de les agencer selon un ordre d’ailleurs pas particulièrement esthétique, enfin, justement pour arriver à cette espèce d’égalité, encore une fois, dans la hiérarchie des plantes. Parce qu’il y a des plantes qui sont “belles”. Il y a toujours un racisme, même chez les plantes : il y en a qui mérite d’être mises sur le bord de la fenêtre, et d’autres, comme le chiendent, non ? Ou le… ? Qu’on arrache impitoyablement ? Alors, là, elles ont toutes égales, elles n’ont pas de…Il n’y a pas de hiérarchie… Elles sont agencées dans un désordre, disons, elles sont en désordre pour un œil humain. Il n’y a pas de préférences accordées à l’une ou à l’autre. De la même manière que, dans « le Massacre des Innocents », il n’y a pas de préférence accordée à …
(interruption)
M.R. Effectivement, je crois que cette totalité dont on parlait tout à l’heure, elle est présente dans les plantes, elle est présente aussi dans cette mer fantastique. Je veux dire, là, c’est comme si la vague et le ciel, à nouveau, était une seule et même chose. Avouez que cette idée de l’unicité des choses est constamment présente à travers ce que vous faites?
J.P.V. Ah, oui ! ça, c’est sûr ! Oui, c’est le ciel et la mer, oui, oui…D’ailleurs, voyez, ils se rejoignent à l’horizon, avec le même graphisme. Et puis d’abord, ce sont des nuages… qui viennent de l’eau. C’est la même chose, enfin… C’est un tout…
M.R. Il n’y a pas de commencement, il n’y a pas de fin…
J.P.V. Il n’y a pas de commencement, il n’y a pas de fin…Il n’y a pas de meilleur, il n’y a pas de pire (rires), mais vraiment…je pense que c’est ça !
M.R. Au fond, cette manière de voir, pour vous, est apaisante! Ce n’est une œuvre torturée que la vôtre? C’est une œuvre assez sereine?
J.P.V. Oui, oui… elle est apaisante dans la mesure où il y a cette même force, cette même qualité dans le moindre élément. Elle n’est pas …très drôle, disons, dans la mesure où je ne suis pas arrivé au stade ultime de la sagesse (rires) et…où j’ai peur, comme chacun, de cette perte du « moi », qui me permet d’être conscient. C’est à dire que cette perte de la conscience… et c’est la peur de la mort.
M.R. Vous ne croyez pas que c’est quand même… Que c’est la fascination de se jeter dans quelque chose qui ne serait plus aucune peur…
J.P.V. La mort ?
M.R. L’idée de pouvoir lâcher prise, à toute peur.
J.P.V. Non, je ne crois pas…Peut-être plus tard, peut-être plus tard… J’sais pas, non, avec… un peu plus d’expérience, on doit admettre certaines choses. D’un autre côté, je ne comprends pas pourquoi, un jour, je n’aurais plus ces plantes, je n’aurais plus … cette mer, je n’aurais plus ce ciel… Alors, peut-être, qu’en continuant ce travail, …j’aurais… de mon travail naîtra l’acceptation de cette chose - non pas facilement de… Peut-être j’accepterais alors l’idée de la mort comme un don reçu, et comme un retour aux sources. Mais, malheureusement, je n’en suis pas encore là… intérieurement.
M.R. La mort, c’est quoi ? C’est vraiment angoissant, c’est fascinant, redoutable ?
J.P.V. Oh ! C’est tout à la fois, la mort ! Ça existe à nos yeux… ça n’existe peut-être pas. Moi je traite ces sujets-là, parce que, non pas d’une manière réconfortante pour moi… Il me semble que, plus j’avance, disons, plus c’est…comme dans mes gravures ! C’est comme dans ce ciel qui se mélange avec la mer… Bien sûr, rien ne se perd, c’est bien connu, c’est pas… Mais il y a l’acceptation : entre le savoir et l’accepter – et je parle, quand je dis « savoir », d’une connaissance intime, non pas livresque ou culturelle, une connaissance profonde, de choses, disons, pour ainsi dire, vécues. Je crois qu’il y a deux : entre dire « Oui…d’accord, c’est comme ça…et c’est bien que ça soit comme ça…» et… c’est difficile… Peut-être parce que on a toujours l’impression, qu’après, il y a quelque chose… Il n’y a peut-être rien, je ne sais pas…Et s’il n’y a rien, et bien ! on est tous là-dedans? on est tous dans l’bouillon, non ? (rires).
M.R. Ouais, c’est vrai…
Cut
M.R. Jean-Pierre Velly, moi, je suis fasciné par ce thème de la mort, qui ne vous est pas propre au sens « création » du terme, mais qui est, disons, dans notre temps, à peu près à tous vos confrères les graveurs, je dirais, le thème dominant. Il n’y en a peut-être pas un qui y échappe au fond, qui ne l’ait pas traité d’une façon… un peu obsédante. Comment vous ressentez ça, globalement ? Pourquoi ce thème de la mort peut-il revenir si souvent aujourd’hui dans l’œuvre contemporaine ?
J.P.V. Ah ! C’est difficile à dire… (il souffle) Je ne pense pas d’ailleurs que ça soit particulièrement dans l’œuvre contemporaine… Je crois qu’à toutes les époques, à tous les âges, ça toujours été le problème principal, primordial. On peut dire que, maintenant…et bien parce que…il ne s’agit peut-être plus de la mort de l’individu, justement, mais de la mort de la société… d’une collectivité… alors le problème est bien plus grave… C’est bien plus grave, je crois, parce que entre ma mort, à moi, personnelle, ma petite mort tranquille ou dramatique, et la mort, tranquille ou dramatique, d’ailleurs, de toute une société de la Terre, de toute une humanité, il y a quand même deux : c’est quand même… L’un n’est pas grave, l’un est un accident journalier, et l’autre est un accident, ohhhh, peut-être on peut dire, annuel…
M.R. C’est un horizon sans espoir, au fond, non? L’horizon est tout à coup bouché.
J.P.V. Là, c’est difficile à moi de le dire, parce que je viens de vous dire que j’ai peur de la mort, en essayant toujours de se mettre au degrés au-dessus… Je ne crois pas que ça serait… Non, ça ne serait pas une chose catastrophique. C’est catastrophique pour la fourmilière si on met le pied dessus, ou on met le feu. Mais la race des fourmis continue à vivre…Donc, c’est pas catastrophique. Et puis, sincèrement, vraiment, sincèrement, je suis vraiment persuadé que l’homme n’est peut-être pas, comme on l’a toujours cru, le centre de la création, le summum…à ça, pas du tout… ça, pas du tout ! Peut-être ? Et, si c’est comme ça, très bien, sinon…très bien, également ! C’est trop facile de se dire qu’on est les plus forts, on est les plus… c’est même assez enfantin…non ?
Cut
M.R. Jean-Pierre Velly, moi j’ai l’impression que, il y a aussi, entre autre chose, dans votre œuvre, toujours un point limite, un point solaire. C’est aussi la diagonale, c’est le point, en quelque sorte, ce trou dans les choses, qui est comme un tourbillon ou comme, en même temps un point fascinant, vers lesquelles les choses sont, vont ou sont aspirées. Qu’est-ce ça signifie, ce point, cette tension ?
J.P.V. C’est la fin, c’est le début, c’est…la…
Interruption
M.R. « Jean-Pierre Velly quatrième… » Oui, Jean-Pierre Velly, cette fin et ce début, c’est… où ? ça va où ?
J.P.V. J’en sais rien ! J’en sais rien ! On retourne… peut-être… j’sais pas, à l’élément, à la mer ! … J’sais pas, on se noie, peut-être, on se noie, certainement, dans l’inconnu, de toute manière, à la mort, non ? à la dernière seconde de vie, on se noie à l’inconnu. Alors, c’est ce trou de lumière, ou d’ombre, encore une fois, hein ? Il me semble… De lumière, ou d’ombre… C’est bien, c’est pas bien, de toute manière, c’est bien, enfin! Alors un jour, je peux voir un trou lumineux, et puis un jour, je peux voir… Je subis, moi aussi, quand je travaille, toutes les agressions journalières, de la radio, de la télévision, des journaux, des nouvelles qui m’arrivent, et qui me dérangent, bien sûr…
M.R. Ce trou, c’est quoi? C’est le vide? mais est-ce c’est un vide qui est rempli de quelque chose ? Ou c’est un vide qui est le néant ?
J.P.V. Non, ce n’est pas le néant, je ne crois pas. Non, je n’en ai pas l’impression. Rien…le néant ? Non… Absolument pas…
M.R. Quand il y a cette tension, cette diagonale, cette montée des choses ? Cela semble venir de fonds très anciens, très lointains. C’est comme si tout devenait la même forme, la même matière. Mais comme si cette matière était orientée, tendue, propulsée quelque part…
J.P.V. Oui…oui, oui. Oui, effectivement, ça je l’ai constaté aussi… dans mes gravures, hein ? (rires) Je l’ai constaté dans mes gravures ! Je crois que c’est cela : un morceau de papier, un morceau de carton, un morceau…un insecte, un homme, un être…
M.R. …c’est toujours de la matière…
J.P.V. Oui…
M.R. Mais, en même temps, c’est orienté, ça va quelque part…
J.P.V. Ah, sûrement, ça je n’en sais rien ! Mais sûrement, à voir ce qui se passe autour, c’est sûrement orienté…
M.R. C’est aspiré…
J.P.V. C’est aspiré, voilà ! C’est aspiré… On grimpe, on grimpe, et puis, des fois, l’échelle peut se casser, on peut tous se casser la figure, tous ensemble. Auquel cas, c’est pas grave... ça doit recommencer… dans six millions d’années, cinq millions… Ce que je veux dire, c’est que le temps n’est pas très important : on regarde toujours à la fin de la journée le bilan, on fait le bilan : « bonne journée ou mauvaise journée ». À la fin d’une vie, on critique, on juge, on condamne : c’est, c’est facile ! De juger, de condamner, de dire: « C’est, c’est bien, c’est mal »…(il souffle) Je n’y crois pas tellement ! Parce qu’il ne peut pas y avoir de bien sans mal… On reparle encore une fois de cette échelle de l’homme supérieur. Mais pourquoi ? En vertu de quoi ? Parce qu’il lui semble avoir toute la raison à lui seul? Les autres? Il n’a pas demandé au chien, au bœuf, aux hirondelles… Mais, on ne connaît pas le langage. On est en train de voir un peu comment ça se passe, maintenant. On comprendra peut-être un jour…
M.R : Quels ont été vos maîtres ? Est-ce que vous reconnaissez un maître dans votre travail ?
J.P.V. Oh ! On en a plein, on en a plein, de maîtres ! Et bien, les maîtres, se sont tous ceux que j’ai aimé et que j’aime…Il y a Duvet, Bellange ; je vais vous dire des noms au hasard, parce qu’il y en a plein, il y en a une foule…il y a Bresdin…
M.R. Bresdin, oui…
J.P.V. Je vais vous dire qui sont les plus proches, disons, ceux que je ressens le plus profondément. Justement à cause de cette promiscuité… de la matière et de l’esprit… Enfin, de cette dégradation… des êtres, et de cette récupération des puissances, disons…oui, Duvet… Oui, j’sais pas, et puis y en a plein, presque tous sont mes maîtres, presque tous! Tous ceux qui m’ont précédé, finalement, qui ont apporté, que je peux voir, qui m’ont dit (comme disait un ami): « qui ont fait leur petite chansonnette, leur poème, leur opéra, leur opérette! »
M.R. (Rires) Mais quelqu’un comme Monsù Desiderio, ou bien, mettons, même Mantegna dans un autre genre, ou encore John Martin…
J.P.V. Oui, oui… Et bien, il y en a un qui a le sens… un sens théâtral, disons, un peu de la vie, c’est John Martin. Il voit, il voit tout ça, il voit une apocalypse, mais (il souffle) je dirais presque une apocalypse tranquille. Je me hasarde peut-être un peu, mais c’est une apocalypse… presque calculée. C’est-à-dire un instantané d’apocalypse, comme on ferait un voyage en vacances… Et on ramène une belle photographie de la Méditerranée… Je ne sais pas si c’est tellement vécu, senti…
M.R. Vous préférez sûrement, peut-être, Goya de la Quinta del Sordo, ou peut-être Turner de l’époque des lumières ?
J.P.V. Oui, je trouve (il souffle) … Bien sûr, l’apocalypse, il y en a certainement eu deux cent mille, il y en aura encore trois cent mille; l’apocalypse, elle est dans l’esprit, dans l’esprit de l’homme, dans… L’apocalypse, c’est juste au dernier moment, peut-être, aussi, non ? quand on ferme la paupière ? (rires)
M.R. C’était peut-être ça, au fond, pour Goya, ou…
J.P.V. Je crois, oui…
M.R. ou… pour Turner…
J.P.V. Je le ressens bien plus…
M.R. …comme vrai…
J.P.V. Oui…que chez Martin. Oui, par exemple…Bon, et puis, après, il se peut bien que John Martin…Là, aussi, je prononce un jugement, en disant ça, c’est presque une condamnation de Martin, mais pas du tout, c’est pas ce que je voudrais… Disons que, je préfère Goya, je me sens plus proche de Goya…
M.R. Quand on parle de Goya de la Quinta del Sordo, on parle de Goya, d’un homme qui, tout à coup, a une sorte, disons, d’expérience fondamentale, c’est-à-dire, de choc, de rupture, il est fendu…
J.P.V. Oui…
M.R. Il décroche…
J.P.V. Oui…
M.R. Il a passé la quatrième vitesse, c’est un autre homme, enfin, il laisse parler les choses…
J.P.V. Sans clichés, disons. J’ai l’impression que Martin, justement, dans son « Déluge », je crois… ou… se dit : « Tiens, une grande vague, ici, à droite, à gauche, un petit radeau au milieu », et il nous présente une chose construite, mentalement. Il y a certainement un message également, profond et intime, que personnellement, je ne reçois pas. Alors que, chez Goya, il n’y a qu’à voir... une chose, même un visage, et, là, là, on reçoit justement ce drame, qui est un appel - j’ai l’impression - qui est un appel à l’aide ! « Attention, attention…c’est comme ça, c’est pas drôle… » Dans le cas de Goya ! Après, bon, chez Duvet, c’est très différent, c’est plus tranquille; il traite son “Apocalypse”, il me semble, un peu en illustrateur, en étant en vue, avec l’optique de son époque à lui, avec les symboles de son époque à lui. Mais il n’y a pas ce passage des siècles…comme avec Goya, où, en voyant un Goya, on dit qu’il est contemporain, on dit toujours ça : Il est contemporain”, parce que le message est profond, et il est attaché et inhérent à l’homme, à l’être. Et finalement, l’homme, en deux cent ans, en cinq cent ans, il n’a pas changé ! Il a les mêmes angoisses, les mêmes aspirations, les mêmes… Quand on arrive à mettre le doigt à l’intérieur de soi, bon ! Vous allez me dire : « A quoi ça sert ? » Bien sûr, ça lutte un peu contre la solitude, non ? ça aide à lutter contre la solitude, à savoir : « C’est comme ça… »
M.R. C’est l’expérience de Turner, quand il découvre la lumière, par conséquent … Cette fascination de la lumière, dans la deuxième époque, chez Turner…
J.P.V. ... ça, je ne connais pas, je ne peux pas en parler…
M.R. Hum… Bresdin, en même temps, c’est la même expérience: vous vous souvenez ? C’est l’expérience de la forêt, l’idée de la forêt…
J.P.V. L’idée de la forêt…Oui, sa forêt à lui. On pouvait prendre aussi ses paysages, ses maisons, absolument dans toutes ses planches, les éléments sont imbriqués les uns dans les autres. Ca forme un tout, enfin! Il y a tout un cosmos, là, aussi. Si vous voyez une chose de Bresdin, vous voyez un nuage, vous l’isolez. Bon, c’est un nuage, vous voyez l’ensemble, vous voyez le trait, mais en isolant ce nuage, ça peut être n’importe quoi ! ça peut être une vague, ça peut être un morceau de toit, une tuile… Il y a plusieurs visages… Et ce mélange, c’est ça qui me fascine, justement, chez Bresdin! Et ce qui me fascine chez Duvet, c’est ce mélange des éléments, où chaque élément perd son individualité. Chez Duvet, si vous ne voulez pas voir un visage, vous ne le voyez pas, chez Duvet. Et, chez Bresdin, c’est la même chose. C’est un arbre parce que vous avec appris, petit, à savoir qu’un arbre, avec trois branches, quatre branches, c’est un arbre! Autrement, si vous regardez dans le détail, c’est un arbre, c’est une herbe, c’est un visage. Enfin, je ne crois pas exagérer de voir les choses où elles ne sont pas.
M.R. C’est la même démarche chez le Maréchal aussi.
J.P.V. le Maréchal, oui, lui, alors, oui, c’est très très, accentué, très très, accentué…
M.R. Il souligne ça encore par des phrases…
J.P.V. …Par des phrases, oui…
M.R. ... des poèmes...
J.V.P. Je ne sais pas d’où ça peut venir…Il est comme ça.
M.R. C’est la vision du Tout.
J.P.V. …du Tout. Oui. C’est tout. Il me semble, maintenant… qu’il en arrive, lui aussi… Il y a une tête, entres autres, où il y a des étoiles, les signes du zodiaque, qui viennent se concentrer dans une tête humaine. Alors, c’est toujours le rapport que l’on cherche entre l’homme et la nature, l’homme et les planètes, et l’infini…entre l’homme et l’infini. Et l’infini, qu’est ce qu’il y a ? Qu’est-ce que c’est ? Qu’est ce que… infini ?
M.R. Infini, infini
J.P.V. Infini, infini…sans fin, toujours.
M.R. Merci.