Velly      Memento Mori
 
 

Il est vain de vouloir isoler les vanités dans l’œuvre de Jean-Pierre Velly, dans la mesure où l’expression de la fugacité des choses traverse son œuvre toute entière. Les vues de villes dévastées, les décharges publiques sont à leur manière des vanités contemporaines.

Il n’en reste pas moins que certaines gravures se rapprochent, de par leur thématique et la simplicité de leur composition, des natures mortes au sens baroque du terme. Ces crânes, ces coquilles vides posés sur une table, ces vases de fleurs, évoquent, comme un lancinant memento mori, la transformation inéluctable de tout ce qui est victime du temps.

Mais Velly renouvelle le genre en lui insufflant une dimension fantastique. Il modifie les échelles, brouille et multiplie les perspectives. L’infiniment petit passe au premier plan : le spectateur peut lui accorder toute l’importance qu’il mérite. Mais au-delà de l’étrangeté, cette distorsion des dimensions nous propose un nouveau point de vue sur le monde et ce qui nous paraissait insignifiant prend un sens que l’on avait jusqu’alors ignoré.

Cette modalité de la vanité apparaît dès 1964 dans l’œuvre de Velly. Il grave alors un burin, Escargots , où trois coquilles surdimensionnées sont posées dans une campagne aride. Leur immense échelle les métamorphose en abris naturels. L’étude de ces coquilles représentées de trois points de vue différents, témoigne de la fascination de Velly pour les objets naturels saisis dans leur pureté géométrique. Traitée comme du tissu enroulé, la surface de ces coquilles a un caractère insolite. On songe aux turbans des Trois orientaux (1514) de Dürer. Velly étudie les propriétés mathématiques d’un corps dans l’espace, ses ouvertures, ses canaux, ses enroulements et le mouvement de la spirale.

Dans Petit Crâne et Débris, chaque élément invite à méditer sur la transformation des choses et, de là, sur la mort. C’est une condensation du monde que Velly met en espace : la molaire, corps dur et amorphe, pierre ou racine, est un morceau de nous-même que nous finissons par perdre, un avertissement de notre fin prochaine ; un crâne d’oiseau au bec allongé, un bouton séché de fleur, nous amènent à réfléchir sur la mort prématurée d’un être à la fois beau et fragile ; un copeau de métal, barbe surdimensionnée d’une planche de cuivre, prend la forme d’un point d’interrogation et réunit ces objets sous la question du sens de l’existence.

L’atmosphère inquiétante et fantastique de cette vanité, pourtant d’un grand dépouillement, vient de la distorsion des échelles (la molaire et le bouton de fleur ont la taille du crâne), mais aussi de l’aspect protéiforme des objets représentés : le copeau se change en point d’interrogation, la dent en montagne et la fleur en animal marin.

Ces objets sortent tout droit d’un atelier où, selon de nombreux témoignages, se déployait un étrange cabinet de curiosité aux allures d’officine d’alchimiste. Parmi les toiles d’araignées, se côtoyaient des fossiles, des racines noueuses, des bocaux remplis de formol, au contenu suspect, des insectes épinglés, des libellules suspendues, des coquilles d’escargot et des crânes poncés.

A partir du milieu des années 70, Velly ralentit progressivement son rythme de gravure pour se consacrer au dessin, à l’aquarelle et à l’huile. Sa thématique se modifie : aux visions apocalyptiques succèdent des nus et des portraits sensibles, fragiles et humains ; des vases de fleurs et des paysages plus sereins, aquarellés ou à l’huile, ou encore des arbres. Ce travail, en particulier celui sur les fleurs, va trouver un écho dans son œuvre gravée.

Fleurs (Vase de fleur I) est de 1971 et précède cette période : il est intéressant de voir comment Velly traite ce thème à l’instar d’une nature morte. Un vase de fleurs est posé sur un rebord de fenêtre s’ouvrant sur la mer qui se confond avec le ciel. Sur la gauche, un promontoire rocheux ancre cette scène dans un espace tangible. Ce sont des orchidées et des fleurs exotiques aux pétales pareils à des poches charnues. Retournées, elles évoquent des crânes, un présage de leur futur proche. Cette scène paisible de prime abord, dégage en fait une atmosphère de violence, et ces fleurs hybrides, parasites (les orchidées prennent racine sur d’autres plantes), à l’air carnivore, presque grotesques, n’auraient certainement pas déplu à des Esseintes. La beauté chez Velly engendre une fascination pour la mort.

Vase de fleurs II, de 1974, annonce les aquarelles que Velly exécutera dans les années 1980: dans une construction semblable, un vase rassemble un bouquet. Mais ni roses, ni pivoines, ni œillets ne viennent l’agrémenter pour charmer notre œil ; il n’y a là que quelques fleurs des champs séchées et quelques mauvaises herbes amères, piquantes, ramassées en chemin. Dans cet arrangement proche de l’agonie, les graminées flétries se penchent comme si elles allaient sombrer dans le paysage infini qu’elles surplombent.

Vittorio Sgarbi va jusqu’à associer l’art de Velly à cette volonté de figer le dernier souffle :

« Tout ce qui est vivant est sur le point de finir : on le découvre l’instant précédant la disparition. Et c’est cet instant extrême d’agonie permanente que Velly veut fixer sur son visage, comme dans la nature. La beauté est seulement celle-ci : non pas le néant, mais ce qui est sur le point de finir. »

La nature morte ne revêt plus le masque de la beauté et prend son sens le plus fort dans Restes. Dans un espace désertique, dévasté par un cyclone, des arbres arrachés sont sans dessus dessous, les racines et les branches se confondent. Leur renversement annule les repères spatiaux. Au premier plan de ce paysage lunaire, post-apocalyptique, nous apercevons un amoncellement de coléoptères morts. Carcasses vides, transpercées d’aiguilles, d’un cimetière entomologique. Vanité encore que cette quête du savoir, symbolisée ici par ces scarabées crucifiés. Ce savoir, obtenu grâce au sacrifice d’êtres vivants, sera inutile à l’homme à la fin des temps. Nouveau massacre vain d’innocents.

Velly a porté une attention toute particulière aux espèces dites indésirables, de même qu’il s’est attaché à représenter les mauvaises herbes. Rats mais aussi chauves-souris, scarabées, scorpions, grenouilles, pour la plupart sacrifiés, pendent lamentablement dans un demi-jour. Fasciné par ces bêtes, il les illumine et révèle toute leur beauté mélancolique dans Bestiaire Perdu, un recueil de dessins consacrés à ces animaux dits nuisibles, accompagnés de ses propres poésies, dont l’extrait suivant évoque cette gravure :


Spirale noire,

Broyeuse d’élytres et d’os,

Chiffonneuse de velours,

Faneuse d’espoir.

Tes silences d’épouvante  Désiraient aujourd’hui,

La cétoine.

 
Memento Mori
Julie et Pierre Higonnet (2003)

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