Roberto Tassi
Jean-Pierre Velly
1989, Edition Elli & Pagani (traduction Pierre Higonnet)
Comme tous les vrais poètes, Velly est hors de son temps, lointain, cloîtré, perdu mais éveillé. C’est cette fièvre qui le maintient alerte, cette distance qui dissout l’espoir, cette mélancolie qui le nourrit, le pousse au fond du cœur du temps, d’où il envoie – signaux mystérieux et peu lisibles – ses grandes feuilles d’aquarelles. Et quand les jeux seront faits et la justice des années aura effacée beaucoup d’art pas très mystérieux et très lisibles, les avant-gardes, les réalismes et les formalismes trompeurs, les aquarelles de Velly resteront pour nous raconter comme naissait la lancinante poésie de notre époque, pas tellement différente de celle de Dürer.
Ces aquarelles ne sont pas nées à l’improviste, arriver à leur beauté n’a pas été ni simple ni facile. Pour les faire, il a fallu un long, minutieux travail de vingt ans de gravure, un œuvre gravé lui aussi prodigieux et méconnu, comme sorti de l’antre d’un mage patient et meurtri. Ces gravures révèlent une préparation tenace, interminable, féroce; elles possèdent des caractéristiques inattendues: une fantaisie agitée, le drame de la métamorphose, la multiplication infinie du signe qui agrandit de vastes espaces où s’accumulent des nuages immenses, des fantômes, des hommes, des herbes, des objets abandonnés, des vagues, des détritus, des poubelles. Elles témoignent de façon vertigineuses de notre temps ou d’une prophétie tragique de l’avenir.
Admirables techniquement, pleine d’invention, elles aussi ont un saint protecteur qui, outre Dürer, me semblent être Grünewald, Hercules Seghers et Bresdin.
Dans les aquarelles, le long travail de l’oeuvre gravé est présent sans se remarquer, présent dans son absence. C’est ce travail qui crée comme un terreau, une épaisseur, une invisible matière, sur laquelle se posent, et prennent consistance la légèreté, la lumière, l’espace infini, la micrographie palpitante, des aquarelles. L’oeuvre gravé est présent dans la main qui trace au pinceau ces traits fins, dans l’esprit qui voit l’immense pullulation de la nature. Il suffit à Velly de partir de quelques fleurs, de quelques tiges, ou seulement un brin d’herbe tellement commun qu’il en est banal, pour susciter cette immensité. Une branche d’alquéquinges, ces lanternes rougeâtres de la nature, quelques pissenlits, un chèvrefeuille, un bouton de chardons, feuilles laineuses, une tige d’orties, une marguerite des champs, une fleur de petit pois sauvage, un buisson de violettes, une tige de cyclamen. Il les peint à l’identique, reconnaissables, mais complètement différentes, extraites et sauvées du processus organique et au flux du temps, reliques précieuses et enchantées, posées sur une table, sur une balustrade, ou dans une niche comme sur un autel. Avec la parfaite minutie de sa main infaillible, il poursuit chaque brin, chaque pédoncule, chaque pistil aussi bien que les lacérations des feuilles, l’explosion des graines, les broderies des insectes, comme si il peignait toutes les fibres végétales ou toutes les cellules végétales, dans un fourmillement de signes, un bourdonnement de petits traits. La vie naturelle pullule infiniment dans ce respect presque religieux du particulier, qui est comme une conscience morale.
Mais quand l’œuvre est terminée et que nous la regardons, chaque détail s’annule et, en s’annulant, participe au chant immobile, lumineux, multiple, du tout : les fleurs, les herbes conservent leur précision mais appartiennent désormais au ciel fantastique des apparitions. Se sont elles-mêmes et les fantômes colorés d’eux-mêmes ; ce sont des objets et des essences, des fragments de la nature et des épiphanies de l’esprit. Assaillies et libérées par la lumière, elles s’étendent dans son giron et semblent à la fois des condensations, des accidents de la lumière, emprisonnés par la lumière. Parfois elles respirent coincées entre deux sources lumineuses différentes: celle antérieure qui les fixent dans leur irrégularité, libre et parfaite composition, projetant de légères ombres bleues ou à peine grises sur le plan qui les soutient ; celle de l’arrière, qui vient de profondeurs inconnues de l’œuvre, ou d’en haut, d’un ciel passant insensiblement du bleu à l’azur, au rose, au jaune, et les auréolent doucement d’un halo argenté, d’une splendeur transparente, les livrant ainsi à cette lévitation où ils persistent éternellement. Comme si derrière ces bouquets d’herbes et de fleurs, s’étendait un grand espace naturel, visible seulement par la luminosité qui en émane, un vaste espace naturel.
Mais le plus souvent, cet espace se découvre en entier : il s’ouvre alors dans l’œuvre de Velly un souffle immense, une angoisse de l’infini, comme on ne peut le voir que dans les paysages de quelques romantiques du Nord : des ciels remplis de nuages, palpitants d’étoiles, où la lumière impalpable de la lune éclaire à peine l’étendue de la mer fixant l’ondulation silencieuse d’une nuit chaude. Il semble que doit naître un contraste entre ces fragments de nature posés si près de nous, et cette nature haletante, puissante et lointaine, des nuages et de l’eau. Mais dans la nature et dans l’art les contrastes se confondent et s’unissent pour créer la Poésie . L’espace qui naît derrière eux enveloppe les végétaux et les happe à nouveau dans son ampleur, les fait participer, humbles et altiers, à la grande circulation de la lumière, des nuits, des saisons dans le grand mouvement du cosmos.