L’ombre et la lumière : le besoin du vrai dans les visions de Jean-Pierre Velly
Pier Luigi Berto
co-commissaire de l’exposition “L’ombre, la lumière”
consacrée à Jean-Pierre Velly, Palazzo Poli, Rome 2016
catalogue «L’Erma» di Bretschneider, Rome, mars 2016
traduction, adaptation & notes de bas de page: Pierre Higonnet
L’idée d’organiser une exposition ne peut venir à un professeur de l’Académie des Beaux-Arts qu’à la suite de son travail avec ses étudiants. J’enseigne le dessin d’après nature à l’Académie de Rome et je dessine avec mes élèves au quotidien. Le dessin est un moyen de communication interpersonnelle très puissant, non pas parce que, lorsqu’on dessine d’après nature, sa propre perception visuelle s’extériorise, mais parce que cette perception n’est jamais entièrement attribuable à l’objet extérieur, mais devient un point de rencontre entre le “je” subjectif et le monde.
Montrer à un élève la manière dont il peut dessiner quelque chose, c’est un peu lui montrer comment connaître une partie de lui-même; regarder l’un de ses dessins, c’est entrer en contact avec cette partie de lui-même. Comme, en général, regarder des dessins d’artistes anciens ou modernes avec ses élèves, c’est partager avec eux une dimension de l’être qui ne concerne pas seulement tel ou tel artiste, mais qui devient nôtre dans l’acte même de cette perception.
C’est pourquoi je ne sélectionne jamais les oeuvres des artistes que je montre à mes élèves avec des critères historico-critiques. De Dürer à Rembrandt, de Giacometti à Balthus, je ne choisis que ceux qui sont en phase avec mes conceptions esthétiques. Velly est un artiste que j’ai très souvent montré, précisément parce que je l’ai toujours adoré, comme un peintre peut aimer un maître: au départ, il est vrai, de façon instinctive et émotionnelle; puis d’une façon qui, non seulement transforme l’admiration technique en affinité poétique, mais qui « reconnaît » dans ses images ses propres œuvres, des situations si familières qu’elles établissent avec elles le même lien que j’établis avec les miennes. Et c’est peut-être en raison du caractère contagieux de mes amours que j’ai toujours retrouvé chez mes élèves une admiration particulière pour le travail de l’artiste breton, fait d’une attraction immédiate mêlée de soumission instantanée à la magie de sa dimension expressive.
C’est pourquoi j’ai proposé à la Directrice de l’Académie des Beaux-Arts1 une exposition de Velly, afin d’extérioriser mon amour (et celui de mes élèves) en dehors des chemins cachés de notre affection, et où, en le dévoilant, nous nous nous serions aussi retrouvés. Une exposition, en effet, représente toujours une dimension objectivante de la démarche d’un artiste, car celle-ci rassemble des œuvres qu’il a réalisé à différentes époques, et avec des techniques différentes, reconstituant un sens “global” de sa production, composant une “grille d’interprétation” déterminée/déterminante, qui devient ensuite une hypothèse de lecture, puis livrée aux visiteurs sous la forme d’un parcours2.
J’ai donc pensé que le moment était venu de faire sortir l’œuvre de Velly de notre amour intime, en collaborant à l’organisation d’une exposition dans le sillage de celle de la Villa Médicis3, de participer à l’entreprise afin de faire mieux connaître son œuvre à un public plus large. Une partie significative de la production de cet artiste est, en effet, constituée de gravures en noir et blanc, principalement réalisées au burin et à l’eau-forte, et de dessins d’une élaboration très raffinée; mais, par genre et exécution, peu aptes à être divulgués en dehors d’un petit cercle d’admirateurs. Ses créations picturales, tout aussi intimistes et peu spectaculaires, ne sont pas appréciées à leur juste mesure, si ce n’est que par un public de connaisseurs avertis.
En particulier, de toutes les techniques employées par Velly, la pointe d’argent est l’un des outils qui me fascine le plus chez cet artiste, qui sait tirer des effets de fondus poétiques dans lesquels l’intense réalisme de la figuration se dissout dans une métaphysique surréelle grâce à l’interaction avec le fond blanc de la feuille. Cette technique de dessin a pour principale caractéristique le fait que le trait qu’il laisse sur le papier (préalablement préparé), une trace gris-clair, compacte et brillante, ne peut pas être effacée, malgré son apparente subtilité, et acquiert donc, dans la force de sa permanence, une autorité singulière qui effraie souvent ceux qui l’utilisent pour la première fois, comme mes élèves, à qui je l’enseigne constamment, car elle exclut la possibilité de l’erreur.
Et il est vrai que Velly n’aurait jamais eu peur de se tromper en traçant un trait à la pointe d’argent, pas seulement du à son incontestable virtuosité, mais bien avec la conscience que le trait n’est jamais une forme prédéfinie dans l’art, et donc ne peut jamais être erroné. Il crée en revanche des situations à travers lesquelles l’artiste clarifie l’image qu’il veut représenter, en suivant toutes les voies possibles, comme s’il faisait face à différents chemins dans une forêt, certain de son sens de l’orientation qui le guide toujours dans la bonne direction, même le long de sentiers sinueux, à la hauteur son esthétique, qui peut le conduire à la finalité figurative, même en soutenant le déroulement apparemment gratuit d’une ligne qui aurait pu être un repentir.
Je m’explique: la pointe d’argent est une technique ancienne, employée par des maîtres du passé comme Léonard4, et déjà évoquée au XVè siècle par Cennino Cennini, dans son traité de peinture5 connu depuis l’époque de Vasari. Il insiste sur la nécessité de procéder en revenant à ce qui a déjà été tracé, de faire apparaître les choses en les définissant à travers l’ombre: je cite “Et puis ayez un stylet en argent ou en laiton... et avec, dessinez légèrement sur la planche, cela dès que vous pouvez voir ce que vous commencez à faire... et revenez dessus plusieurs fois pour y tracer les ombres…”
Un retour continu à ce qui, au début, vous ne pouviez qu’à peine voir, pour éclaircir la forme avec l’ombre, comme une pensée se précise après sa première apparition brumeuse dans l’intuition. Voici le secret profond de cette technique, et cette dynamique d’apparition et de dissolution que Velly crée dans ses pointes d’argent comme le Portrait d’enfant 1 Arthur (fig. 3) ou pour Madame de Brisis (fig. 1), mais aussi dans d’autres comme dans l’Étude de Rosa (fig. 2).
La pointe d’argent, comme d’autres techniques associées à la taille-douce également employées par Velly, est donc un outil déjà connue à la Renaissance, et son réemploi contemporain semble vouloir aussi rester tenacement relié à l’iconographie des Anciens, soumis au principe générateur du dessin d’après nature, un démarche artistique que je pratique moi aussi, comme je l’ai déjà dit, et que je recommande à mes élèves, car je crois que le vrai, circonscrit par le dessin, est la forme la plus proche de la structure de l’âme.
Le dessin est donc la technique la plus simple et immédiate pour donner corps à l’imaginaire: et c’est une évidence dans les dessins et les gravures de Velly6. Mais dans sa production, ce maître est capable de transfigurer le quotidien sans jamais recourir à aucune déformation, c’est-à-dire que le caractère spectral et inquiétant des images dessinées ne vient pas de son éloignement de la forme naturelle des personnes et des choses qu’il représente. Elles sont au contraire toujours strictement tirées de la vie, de la substance même dont elles sont faites. En vérité, c’est l’enchevêtrement des signes qui les définit, qui leur confère l’apparence de visions, car les traits les font chuter dans des noirs abyssaux, inexistants à toute obscurité “terrestre”, ou bien les élèvent à un éclat éblouissant qui ne décrit pas non plus le “soleil”, lumière tout aussi surréelle que l’ombre.
Aussi éloignées des situations concrètes qu’un rêve puisse l’être, ces présences quotidiennes qui peuplent les oeuvres de Velly semblent littéralement agressées par son trait assuré et inquiet, par lequel il entend les arracher aux lieux communs, familiers, où il les a vu et rencontré, pour les faire (re/sur)vivre dans une dimension bien différente, au-delà de la “normale”, où la lumière et l’ombre sont des étapes essentielles afin d’entamer un parcours spirituel et transcendantal de l’expérience.
Ce n’est donc pas un hasard si, avec le concours des autres commissaires, nous avons adopté le commissariat de l’exposition selon le déroulement du processus alchimique7. Car le but de la sagesse alchimique est d’activer une succession d’étapes, capables de transformer la matière de son état le plus infime à celui de la splendeur de l’or8; un processus de transmutation qui se déroule par différentes étapes : de l’anéantissement à la régénération, des ténèbres à la lumière.
Mais le prodige de l’élaboration alchimique dans l’oeuvre de Velly se résout dans sa matière, matière qui résiste à tout anéantissement, une matière qui ne brûle pas, ne se décompose pas dans le chaos visqueux de la nigredo, ni ne se transforme en d’autres substances que celle de sa propre origine. Cette prodigieuse matière est, en effet, causée par l’image qui s’en empare, et ainsi devient le lieu même de la lumière ou des ténèbres, sans jamais cesser d’être ce qu’elle a toujours été : encre, traces de plomb ou d’argent, colle de peau de lapin, peinture, papier. Ce même papier sur lequel nous dessinions tous quand nous étions enfants, quand nous étions si jeunes que nous ne faisions pas la différence entre un bon et un mauvais dessin. Ce même support sur lequel Léonard ou Rembrandt ont dessiné à la plume d’oie et à l’encre de galle, au fusain, à la pierre noire, à la sanguine ou à la craie, en y laissant les traces du geste qui les a dessinés, sans se soucier de la possibilité de faire des erreurs. Ce papier que j’utilise aussi au quotidien, et celui sur lequel mes élèves, avec moi, passons des heures à dessiner des formes créées par leur capacité d’imaginer, ce qui rend intelligible l’aspect des choses du monde.
La matière du dessin est bien plus qu’un simple support, elle est aussi fondamentale que la formule alchimique qui transforme toutes les matières en or, car c’est la substance précieuse qui concrétise notre perception de la réalité en guidant la main pour tracer des signes dictés par la pensée. Par conséquent, je crois qu’il n’y pas d’autres techniques puisse être transcendée dans la pratique artistique. Car la technique intervient dans le corps même de toute œuvre d’art. Et étudier les techniques anciennes équivaut à renouer des liens avec notre passé et où nous pouvons personnellement découvrir l’identité et la raison d’être d’aujourd’hui.
Ce lien avec le passé (qui, par la dimension technique et matérielle de l’œuvre, relie chaque artiste à l’immanence de sa production artistique) a certainement toujours été très présent chez Velly, qui explique justement à ce sujet à un journaliste, à l’occasion de l’une de ses expositions: “... Mais le choc le plus fort que j’ai eu fut à la Bibliothèque Nationale à Paris9 quand j’ai pu voir et toucher les estampes originales du grand, inaccessible, sublime Dürer, ce fut la révélation de ma vie.”10 Voir et toucher équivaut à connaître avec les yeux et les doigts, c’est-à-dire à considérer de visu dans son objectivité physique l’œuvre, pour aussi bien tactilement la comprendre.
Et en découvrant le secret des planches de Dürer, Velly a certainement aussi découvert le secret le plus caché du dessin, du noir et blanc de la gravure, ce qui les relie au plus profond de l’être, étant donné que dans ce même entretien il poursuit en déclarant : “… parce que la vision en noir et blanc est un fait mental11, elle n’existe pas dans la nature, et avec le noir et le blanc, toute mon angoisse et ma soif de liberté d’expression se déchaînent, sans suivre les tendances, sans vouloir être contemporain à tout prix …”
Toute l’œuvre de Velly démontre à quel point sa connaissance est profonde de toutes les techniques anciennes, mais en même temps tout son travail révèle un sentiment du contemporain12, fait de tension émotionnelle, de désespoir et d’un enchantement lyrique à travers lequel l’âme de cet artiste se relie au déroulement de la vie qu’il observe d’un œil attentif et scrutateur, sans cesser de la vivre avec la passion du sentiment.
Le monde des sentiments en particulier met en évidence comment le quotidien est ce qui - dans la vision artistique - devient un dépôt de valeurs affectives qui se transforme sous nos yeux, en images capables de passer du registre de la sphère privée et autobiographique à celui de la sublimation absolue, spirituelle, hors de toute implication personnelle. Dans l’Etude pour Rosa (fig. 2) par exemple, le visage féminin de la femme de l’artiste, à peine tracé à la pointe d’argent, est capable de définir le clair-obscur de la chevelure, ne marquant pas les masses d’ombre, mais accentuant son intensification lumineuse qui, s’étendant vers l’extérieur du dessin, fait intervenir la blancheur de la feuille comme partie intégrante de la luminosité totale de l’image.
Et son regard, rendu intense par le subtil contour du noir dans les lignes inférieures des paupières, semble prendre la valeur d’une profondeur qui, à travers les yeux, pénètre l’âme de cette jeune femme, compagne de vie et d’art de Velly, comme pour nous faire comprendre le mystère qui - tout au long de leur vie - ont partagé ensemble une même expérience esthétique.
Le même procédé, au niveau physionomique d’un individu à l’autre, ceux qui sont les plus proches de lui, se retrouve, à notre avis, dans le Portrait du fils Arthur, (fig. 3) où le contraste entre le tracé sombre et les lignes très fines de la pointe d’argent est encore plus marqué que dans L’étude de Rosa. La ressemblance de la tête de l’enfant apparaît fugace et instantanée, tant la définition du bas du visage et du buste de la figure est rendu au minimum, et semble sur le point de se dissoudre dans le vide de la page. Tandis que la masse de la chevelure au volume imposant13, savamment tracée dans la petite portion du portrait en clair-obscur, révèle, avec une émouvante touche réaliste, le détail de ces boucles complexes, sans tomber dans la description explicite et banale d’un enfant.
En effet, ce fils nous est présenté dans un moment d’une intensité psychologique particulière: son expression sérieuse et renfrognée s’éloigne des canons de la “grâce” liée à l’enfance. De cette façon, par le dessin lui-même, Velly tente de capturer l’une des nombreuses pensées secrètes qui traversent l’esprit d’un enfant, incommunicables aux adultes par les mots, car étrangers au déroulement inflexible de la logique des grandes personnes. Et je crois précisément, que son père a voulu capturer - sous les traits inextricables du dessin à pointe d’argent - se qui se cache derrière le sérieux de l’expression du jeune Arthur, et ce sans chercher à comprendre l’état d’âme de l’enfant par l’intellect, mais en le partageant dans l’acte même de dessiner.
Tout ceci avec la typique modalité des règles bien définis du dessin d’après nature, lorsque la main qui trace les traits sur la feuille semble parfois courir d’elle-même dans la foulée de ce que l’œil a vu, et ce sur quoi l’esprit n’a pas encore complètement mis au point. Pour cette raison, tout ce que Velly a certainement remarqué dans le reflet de l’image bien connue de son propre fils, ne doit pas être raconté intégralement par les contours de l’image de ce portrait.
Ce qui est superflu de voir ne sert à rien à un artiste qui dessine d’après nature, car l’effort pour lui sera toujours de se concentrer sur ce que la vue révèle sous l’illumination d’une poussée intérieure, comme la figure mystérieuse reflétée dans l’œil gauche du enfant14. Si bien que, même lorsque Velly regarde ceux qui sont en permanence autour de lui dans l’intimité du quotidien pour en faire le portrait, il voit ce qu’il ne peut voir qu’à travers l’expérience esthétique: c’est le point où l’être spirituel et l’être physique coïncident miraculeusement. Donc, même si nous ne connaissons pas l’identité des personnes qu’il dessine, et que nous ne savons pas à quel niveau il les a lui-même connu, nous remarquerons cependant que, dans leurs portraits, la révélation instantanée de cette connaissance particulière, comme j’ai tenté de l’expliquer, se révèle à travers l’exécution d’un dessin premier pour un portrait d’après nature.
Cela ressort précisément dans le Portrait d’un vieil homme (fig. 4) où la science graphique de Velly ne peut être comparé qu’à celle d’un grand maître comme Giacometti, cité par l’artiste breton lui-même comme l’une des principales références de sa formation15. Il révèle ici la vieillesse de son interlocuteur à travers les sombres linéaments érodées du visage qui en corrompent l’image, comme la dévastation des rides ronge la forme des traits. Mais, en même temps, il nous montre sa gentillesse, dans le léger effilement du corps, où une ligne très fine met en valeur l’élégance de la silhouette comme signe distinctif de l’intériorité d’une personnalité.
De même, dans l’Étude pour Rosa (fig. 2), en jouant essentiellement sur l’utilisation d’un trait transparent, le gris du clair-obscur apparaît comme un voile émergeant des profondeurs de l’image, la condensation d’une humeur intérieure, l’ombre d’un un sentiment qui trouve sa voie d’expression à travers la forme artistique.
Et le gris de sa fine épaisseur voile d’une note de timidité réservée, d’une pudeur dirions-nous, les traits du personnage. Cette capacité à superposer physionomie et personnalité psychologique est particulièrement évidente dans les portraits, et spécifiquement ceux exécutés à la délicate pointe d’argent. Produisant un entrelacs analogue du plan visible avec celui de l’image intérieure, Velly élabore le thème de la prise de forme de ses références affectives avec des éléments plus énigmatiques et fantastiques, qui se soudent en un sujet enfin réuni par des imbrications formelles moins liées au désir d’arrêter un moment du visible, et plus proche du besoin d’une expression de l’imaginaire, récupérée de la mémoire de la peinture.
C’est le cas de nombreuses gravures au burin ou à l’eau-forte présentes dans cette exposition, dans lesquelles les spécificités techniques de ces différents procédés offrent à l’artiste la possibilité de définir des surfaces plus élaborées en termes d’alignement des signes, qu’il peut admirablement contraster comme des effets picturaux, à la simplicité de certains tracés linéaires exécutés dans la même image.
Parmi ces œuvres, Trinità dei Monti (fig. 5) est particulièrement remarquable à cet effet. Cette gravure au burin et à l’eau-forte sur cuivre est exécutée avec le savoir-faire des maîtres anciens, dans laquelle, cependant, il y a une concentration d’une telle inquiétude moderne et contemporaine qu’on y pénètre immédiatement, comme le refrain d’une chanson connue. Les éléments de l’image, malgré leur quotidien, ne sont pas simplement tirés d’une réalité contingente, car ils sont recomposés selon les lignes d’une iconographie bien connue - l’image de la femme au miroir - proche du thème de la Vanitas que de nombreux artistes ont ré-interprété, du Titien à Velázquez, de Goya aux Modernes, comme Picasso ou Kirchner. Et il est certain qu’avec cette iconographie, tous, y compris Velly (et quel que soient les thèmes mythologiques ou existentiels auxquels les différents sujets font allusion), ont voulu exprimer la quintessence de l’eros lié au corps féminin, dont une femme peut prendre conscience, comme élément de séduction ou d’auto-identification.
Le nu, dans cette gravure, est placé au premier plan et de dos: on reconnaît encore ici l’épouse de l’artiste, à son visage reflété dans le miroir, mais la netteté de sa définition contraste avec le gris dominant la vue de la place de la Trinité des Monts, sur le côté gauche de la feuille. Le raccourci de la place romaine est, en effet, obtenu par le foncé des sillons épais du burin, et son emplacement est singulièrement placé au centre d’un inextricable enchevêtrement de formes, rendues par des signes très fournis et impénétrables à la lumière du blanc. À tel point que ce quartier élégant de Rome semble être assiégé par une matérielle masse obscure, semblable à l’entrelacs complexe d’une forêt. Part ailleurs, le miroir sur lequel se reflète l’improbable figure de la femme est aussi blanc qu’une feuille ou une toile vierge, dépourvu des signes révélateurs de la lueur qu’une surface réfléchissante produit habituellement. Ce miroir ne me semble pas refléter la femme mais bien de la composer 16comme pour le dessin ou la peinture peut refléter la personne à représenter, sans la contrainte de correspondances symétriques, avec la liberté absolue qu’a l’art de construire la relation entre les corps et l’espace.
Le sujet n’est guère flatteur, et ne peut certainement pas être relié aux courbes sensuelles des femmes-Vénus du Titien, même s’il conserve une robustesse plastique loin des compositions déformantes de Picasso. Sa torsion, s’il fallait, dérive du linéarisme graphique de Dürer ou de certaines poses du maniérisme, dont on trouve l’empreinte dans de nombreux dessins de Velly. Mais la tension dramatique de la déformation du corps et du froncement de sourcils avec lequel la femme semble prendre conscience de son “être au monde” à partir du miroir, la reconnecte aussi, en quelque sorte, aux expressions angoissées des personnages reflétés dans le miroir de Kirchner et d’autres expressionnistes allemands. Une telle similitude conduit une fois de plus à la modernité dont cet artiste s’empare, et fait coïncider différentes époques de l’histoire de l’art en les agrégeant dans une même image. Au point que maniérisme et expressionnisme, dans cette œuvre comme dans d’autres, peuvent se chevaucher dans une synthèse arbitraire qui doit être considérée, à mon avis, non seulement comme un processus de ré-appropriation du sens de l’ancien, mais la quintessence profonde et originale de la production artistique de Velly.
Et cela me rappelle cette présence particulière de l’inquiétude du sentiment mélancolique que Panofsky considère comme l’essence même de l’évolution moderne de la conception mélancolique du Moyen Âge. Il considère que la mélancolie est, en effet comme une conscience de soi accentuée, une connaissance particulière de la conscience, qui n’aliène plus le sujet du reste du monde, mais lui permet au contraire de déduire de l’observation la signification ésotérique des choses particulières, dont le contenu se déverse dans l’absolu de l’indéfini. Cela permet, par conséquent, de combiner la réalité avec la transcendance, c’est-à-dire la vie avec la mort17.
En effet, Panofsky écrit: “De plus, à toutes les idées liées à la Mélancolie et à Saturne (amour, malheur, maladie et mort) d’autres sont venues s’ajouter à ce mélange; il n’est donc pas surprenant que le nouveau sentiment de la douleur, née de la synthèse de tristesse et de mélancolie, était destiné à devenir un type spécifique d’émotion tragique pour la conscience accentuée de soi. En fait cette conscience n’est que corrélative à la conscience de la mort.”18 Une synthèse spécifique donc de plusieurs sentiments qui s’exprime, selon Panofsky, dans l’acceptation d’une “mélancolie romantique” qui «… ne se limite pas à se complaire dans l’auto-contemplation, mais qui cherche encore une fois à se réaliser concrètement par la compréhension directe et l’exactitude d’un langage précis »19.
Une atmosphère proprement romantique est précisément ce qui règne dans la coexistence du “réalisme” et du “visionnaire” dans cette gravure, où le goût romantique me fait bizarrement penser à l’atmosphère étrange des contes de fées, dans lequel, malgré la reconnaissance des détails métropolitains réels, il semble que le tout soit placé dans d’ensorcelées forêts nordiques. Presque comme si Velly avait voulu retranscrire la perception d’une Rome menacée par des présences sinistres dans une atmosphère sombre et mystérieuse, comme celle des bois de certains contes de fées. En effet, comme par enchantement, l’obélisque de la place de la Trinité des Monts ne se dirige plus vers le ciel mais s’enfonce au sol dans un gouffre20. L’aspect énigmatique de l’apparition de monuments romains dans ses visions angoissantes et tragiques est relié, selon Leonardo Sciascia, à certains aspects inquiétants et visionnaires du baroque romain que l’artiste breton naturellement s’est nourri.
A ce propos, Sciascia dans la préface écrite pour le catalogue de l’exposition Velly pour Corbière, 21 écrit : “Mais dans ces oeuvres il y a aussi un air de Promenades dans Rome.” Et ce pas vraiment pour la présence, assez fréquente, d’éléments de la ville, mais pour la présence, je dirais, d’une notion romaine du baroque, d’un baroque qui s’intègre à l’apocalyptique, à l’Apocalypse que Velly représente et interprète constamment et régulièrement, des déchets de la ville jusqu’à la vallée de Josaphat22.
Une fois de plus, rêve et réalité, sagesse de l’art du passé et présences du quotidien se rencontrent, s’entremêlent, s’annihilant à se rendre incompréhensible en vertu du mystère inhérent à toute image artistique. Par conséquent, ce qui reste clairement dans une œuvre comme celle-ci (et dans tous les autres dessins et gravures que l’on peut admirer dans l’exposition), finalement, c’est la puissance d’un trait qui enchante, rassemble et confond des figures apparentes, derrière lesquelles l’artiste ne peut plus continuer à se cacher, pour tenter de trouver sa part d’ombre derrière l’image des présences qui l’entourent dans ce bas monde.
Enfin, nous ne pouvons que reconnaître derrière ces images de ce visionnaire artiste breton que celles qui nous ressemblent, c’est-à-dire la capacité d’élaborer des rêves qui ne sont pas des désirs, et que nous ne devons donc pas poursuivre dans notre vie réelle, car ils n’existent que de façon éphémère dans l’espace de l’imagination, où leur apparition devient parfois un présage. Comme cela semble avoir été le cas pour toute la production artistique de Velly qui, comme ce qui advient dans les images d’un rêve prémonitoire, préfigure de façon mystérieuse et inquiétante la conclusion de sa vie terrestre au fond d’un gouffre inconnu et impénétrable qui se cache sous la calme surface spéculaire d’un lac tranquille dans un monde bien réel.
1 A l’époque Mme. Tiziana d’Achille. L’exposition s’est tenue au Palazzo Poli à l’Istituto Nazionale della Grafica, via del Stamperia à Rome en 2016. cf catalogue publié par «L’Erma» di Bretschneider, Rome, mars 2016
2 Le mystère des oeuvres de l’artiste permet d’envisager plusieurs modes de lecture, ce qui en fait sa richesse et sa fascination. NdT
3 Académie de France à Rome, Villa Médicis, Jean-Pierre Velly, 1993. Catalogue Fratelli Palombi
4 Et son contemporain d’outre Rhin, Albrecht Dürer, et avant eux le merveilleux Pisanello.
5 C. Cennini, Le livre d’art ou traité de peinture, édité par F. Tempesti, Longanesi, 1984
6 Et pas seulement par référence directe à une certaine production fantastique de l’iconographie nordique, qui va de Bruegel au visionnaire inquiet de Füssli, et que l’on retrouve certainement chez des contemporains comme Anselm Kiefer.
7 L’exposition au Palazzo Poli se déploie sur trois salles: Nigredo (gravures), Albedo (pointes d’argent, dessins), Rubedo (huiles et aquarelles): cf. Tiziana d’Achille, sa préface au catalogue.
8 Les relations de l’artiste à l’alchimie ont été développé par Flavio Corvisieri, alias Nirjan dans un texte fort instructif: la descente aux enfers de Jean-Pierre Velly sur velly.org
9 Bibliothèque Nationale de France, au Cabinet des Estampes (et aujourd’hui de la photographie)
10 (cfr., Franco Simongini, I miei maestri, in “Il Tempo”, Roma, 28 novembre 1980)
11 En référence à Leonard qui disait “la peinture est une chose mentale.”
12 Salvador Dalì donnant des conseils aux jeunes artistes, proclamait: “N’essayez pas d’être contemporain, c’est la seule chose que vous ne pouvez pas éviter d’être.”
13 On rappelle ici qu’une des caractéristiques physionomiques marquante de Velly était sa tignasse, une chevelure foisonnante, abondante et frisée.
14 On croit pouvoir discerner dans l’oeil gauche, en miroir un microscopique autoportrait.
15 cf. , Dialogue entre Jean-Marie Drot et Jean-Pierre Velly, septembre 1989, in cat.Fratelli Palombi, Rome, 1993)
16 Composer et décomposer. Derrière le miroir et derrière l’esquisse d’un monolithe, on entr’aperçoit la continuation du corps de Rosa, et corps-ché, où apparaissent ses organes. Cette idée fait parti d’une déclinaison avec deux autres gravures précédentes Rosa au soleil et Maternité au chat.
17 “Le trait de Velly s’acharne tantôt sur un coquillage, tantôt sur une fleur; ou bien il donne de l’espace, du souffle et du mystère à de vastes ciels rêvant ou menaçant, à de lugubres étendues de flots marins, frisant sous une sinistre accalmie. Souvent le détail défini avec une exactitude gothique, et l’universel, évoqué avec une imprécision romantique, sont réunis dans des compositions à la fois pleines de désastres et d’enchantements. Au premier plan, on peut voir de catastrophiques cimetières de voitures ou des amas répugnants de déchets industriels, au second plan des paysages infinis, lumineux et indifférents. Ou bien, le ventre d’un personnage féminin éructera dans l’air une colonne d’objets hétéroclites: la civilisation industrielle singe la création naturelle. Quoiqu’il en soit, la dichotomie caractéristique de Velly apparaît déjà dans ses gravures: la présence simultanée et sans contraste du fini et de l’infini. Le fini est tout ce qui se trouve au premier plan aussi bien dans le temps que dans l’espace; l’infini, les immensités naturelles qui s’estompent et se transforment en immensités spirituelles. Le fini nous est contemporain; l’infini était avant nous et restera après nous.” Alberto Moravia, Jean-Pierre Velly, éditions Don Quichotte, 1982.
18 R. Klibansky, E. Panofsky, F. Saxl, Saturne et la melancolie, Einaudi, Piacenza, 2002, page 219
19 ibidem, pp. 224-225
20 Mario Praz suggère que l’obélisque s’est enfoncé dans une bouche d’égout. Il reprend aussi à son compte l’influence du baroque romain dans l’art de l’artiste breton. Cf. sa préface de “Jean-Pierre Velly, Oeuvre Gravé”, éditions Scheiwiller, 1980.
21 Editions Don Quichotte, Rome, 1978
22 Selon la tradition chrétienne, vallée où se déroulera le Jugement dernier.