Julie et Pierre Higonnet
Avertissement et Avant propos à l’exposition Velly l’Oeuvre Gravé, “un point, c’est tout” au Musée d’Art Roger-Quilliot de Clermont-Ferrand, octobre 2003
(version légèrement modifiée dec. 2006)
Dix ans après l’exposition rétrospective des œuvres de Jean-Pierre Velly (organisée par Jean-Marie Drot à la Villa Médicis à Rome) nous sommes heureux de proposer pour la première fois dans un Musée français l’œuvre gravé.
C’est aussi une lourde responsabilité.
Comme l’écrit à juste titre Bruno Racine, « S’il n’avait pas disparu prématurément, Jean-Pierre Velly serait aujourd’hui un artiste de renommée internationale. Son travail fut toujours d’une rigueur exemplaire. Il fut le dernier « Grand Prix de Rome » avant que la réforme voulue par André Malraux n’abolisse ce titre historique. Ce Breton, habitué aux couleurs changeantes du ciel et de l’océan, fut fasciné par l’Italie.» En 1970, après un séjour de trois ans à la Villa Médicis sous la direction de Balthus, il s’installa en pleine campagne romaine, à Formello, petit bourg d’origine étrusque. C’est là, hors du monde, au milieu de gens simples et accueillants, qu’il œuvra pendant vingt ans. Homme du présent, il travaillait dans l’esprit de la grande tradition artistique du Nord, de Dürer à Rembrandt en passant par Seghers, mais revisité par Bresdin et le Surréalisme. Mais c’était surtout un artiste libre, libre de ses choix artistiques, et d’avoir deux patries, la France et l’Italie.
Velly est encore peu connu en France, où moins d’une douzaine d’expositions lui ont été consacrées. Deux en Bretagne (1972 et 1980), un accrochage dans une galerie rue des Grands - Augustins (1976), une exposition personnelle dans le quartier naissant de Beaubourg (1976), une présence (remarquée) à la FIAC en 1982. L’œuvre gravé fut montré pour la première fois à Paris à la Galerie Michèle Broutta en 1983 ; la dernière exposition personnelle, en 1998, dans une galerie de Saint-Germain-des-Prés. C’est peu. Le cabinet des estampes de la Bibliothèque Nationale ne possède que quatre pièces. Nul n’est prophète en son pays.
L’Italie possède donc la grande majorité des oeuvres de l’artiste.
Grâce au prêt généreux du Musée de l’Agro Veientano de Formello, dépositaire de l’ensemble de l’œuvre gravé – ou presque – l’exposition contient quatre vingt quatre gravures. Les exemplaires de certaines planches n’ont pas encore été retrouvés : Paysage à l’arbre mort, B.1 ; Paysages des Gorges I, B. 20 . Trois planches ont été volontairement écartées: Vague, 11, B. 12 ; Chute 1968, 41, absent du Bodart et Portrait, 1968 (42, B.44) dont le tirage n’a semble-t-il jamais été effectué. L’exposition comprend en outre dix dessins préparatoires ou « études », une aquarelle (Orties) et un autoportrait à l’huile.
Deux œuvres, cependant, ne sont pas de Velly. La première le Jugement Dernier (97), de Peeter de Jode II, inspiré du tableau éponyme de Jean Cousin conservé au Musée du Louvre, est une gravure que l’artiste n’aurait sûrement pas dédaignée.
La deuxième est de la plasticienne Ewa von Külhau (Leipzig, 1967). Ce collage de trois mètres par six intitulé Déjà Vu démontre, s’il en était besoin, toute la modernité de l’écriture de Velly.
Espérons que cette exposition incite d’autres institutions à faire découvrir à un public toujours plus informé et plus exigeant cette œuvre incontournable.
Avant-propos
Le 26 mai 1990 Jean-Pierre Velly disparaît, englouti dans le lac volcanique de Bracciano à l’âge de 47 ans. On ne retrouva jamais son corps. Après avoir dessiné toute sa vie des noyés et des maelströms, il succombe à sa prémonition macabre.
À partir du début des années 60, Jean-Pierre réalisa, loin de la mondanité, une œuvre gravée au caractère universel.
Passionné par son travail d’artiste, Velly refuse tout compromis : pour lui, l’art tient du sacré. Adolescent, il se donne une éthique, guidée par la plus grande sincérité. Toute sa vie, il exprimera son sentiment intime du monde, un mélange d’angoisse, d’espoir, de douleur et de mélancolie. Œuvre énigmatique, aux représentations souvent subliminales, à l’image d’une personnalité tourmentée face à un monde changeant.
Velly consacre ses premières gravures au corps humain. Un corps humain en souffrance et en perpétuelle métamorphose. Les pieds et les mains sont mis au supplice, les visages déformés, et les corps, dans un raccourci extraordinaire, prématurément vieillis rongés par la maladie, la lèpre du temps. La peau des personnages se boursoufle. Ces grotesques, surprenants et répugnants, deviennent des figures du paradoxe : bien qu’il les « montre » au spectateur en matérialisant sans concession leur aspect difforme, Jean-Pierre Velly les rachète grâce à l’exécution parfaite de son burin, à sa maîtrise du dessin et de la perspective, dans une conception toute baudelairienne de la beauté.
« Le déséquilibre qui est au-dedans de nous, cette sensation d’être toujours sur le fil du rasoir ». Cette pensée, Velly la traduit dans ses gravures par des figures de femmes endormies suspendues au-dessus d’un abîme, par des contorsionnistes acrobates menacés à chaque instant par le réveil, réveil qui entraînera inévitablement leur chute douloureuse du monde des illusions – à moins qu’ils ne tombent dans le monde des illusions. Car l’inversion qui préside au travail du graveur constitue les espaces conçus par Velly et les plonge dans une incertitude fondamentale. De même que La mer et le ciel se renversent pour changer de rôle, la veille pourrait bien être le sommeil, et le sommeil la veille, tout comme Chuangzi et le papillon. Velly nous entraîne vers un monde caché où la réalité de l’existence n’est plus une certitude.
Cette caricature de l’homme se transmet à la nature qui l’entoure. Et pour Velly, la nature n’a rien d’idyllique ni d’accueillant. Le paysage exagérément marqué est un enchevêtrement d’herbes folles, d’arbres secs et rachitiques aux branches racornies, de rocailles tortueuses et pleines d’aspérités. Les cimes des montagnes se fondent avec des gouffres et les repères se brouillent: les malheureux qui s’aventurent dans ces contrées ne savent plus où aller. Aucun retour vers un âge d’or n’est perceptible : l’homme s’est perdu, entraînant la nature dans sa chute.
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Ces paysages aux allures de terres vierges sont en réalité artificiels. Des structures architectoniques absurdes, aux engrenages compliqués, creusés de cavernes en pierres de taille et parcourus de canalisations, les envahissent tandis que des usines dégagent des gaz délétères qui obscurcissent le ciel. De petits bonshommes égarés tombent sans raison, ou plutôt sans savoir pourquoi, et des arbres tutélaires assistent douloureusement à ce sacrifice absurde.
Rechute, une version moderne du Jugement Dernier englobe une multitude de corps nus sombrant dans la mer. Si l’on retourne la gravure, les corps se métamorphosent en une nuée d’anges sous le firmament ; l’océan devient la voûte céleste et le ciel une gigantesque fosse.
À travers ce dialogue constant entre le corps et le paysage, l’œuvre de Velly approfondit leur perception, l’un devenant le miroir de l’autre. De même que le grotesque des personnages avait transmis au paysage son aspect exagéré et tortueux, de même, la conception d’une nature factice, régie par des tuyaux et des engrenages, contamine le corps. Dans Yeux et tuyau, Velly représente sur un fond nu des yeux rattachés entre eux par des tuyaux qui rappellent en même temps les sphères de briques de ses paysages. Ces tuyaux peuvent aussi bien être des canalisations d’égouts que des veines. Réciproquement, l’Arbre (1989) – tronc desséché, souche arrachée obéissant de nouveau à cette logique du renversement – fait penser à un corps écorché : ses ramifications ont la finesse d’un réseau capillaire, et la mousse qui recouvre l’écorce s’assemble comme les cellules d’un tissu. Cet arbre noueux frémit ; il respire encore.
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Poussant jusqu’au bout sa vision morbide, Velly dévoile, comble de l’horreur, l’envers du décor - l’envers des corps. La femme – symbole universel de la beauté et objet du désir– est soumise aux mêmes outrages que les sujets précédents. L’œil infernal de cet échographe maniaque qu’était Velly nous fait pénétrer à l’intérieur du corps tant aimé, il l’éventre, puis l’explore sans complaisance. Le spectacle obscène d’un amas d’organes, de veines palpitantes et de liquides nauséabonds, se déploie sous nos yeux.
La femme allongée au premier plan, Rosa au Soleil, se recoiffe pour prendre la pose d’une langoureuse Vénus maniériste. Qu’aperçoit-elle dans son miroir ? Un corps fantoche, une coque métallique ouverte où l’on distingue des éléments à peine maintenus par des ficelles et des cordes, des tuyaux d’échappement. Une fois démontée, cette machine tombe en panne, et voici un tas de pièces détachées en vrac, dépourvues du moindre attrait. Tout comme Rosa, ce tas d’ordures prend le soleil.
Les Métamorphoses (I à IV) proposent une cosmogonie inversée. On passe de l’ordre signifié par l’harmonie d’un corps de femme, au chaos d’une dépouille éclatée, acéphale, d’où surgit une mêlée de corpuscules, organes, larmes, racines qui tourbillonnent et se déversent dans un univers en apesanteur, sans repères spatiaux. Virtuose, Velly a multiplié les points de vue : des femmes s’étirent, des visages anamorphosés se multiplient, se morcellent et se métamorphosent en un magma organique, un humus fabuleux.
Les maternités sont des calvaires, la souffrance y atteignant son paroxysme. Les corps de ces femmes évoquent la « terre mère ». De leurs entrailles pousse une sphère. En proie à la douleur, elles s’ébattent. Oripeau, drapé ou linceul, la peau ondule, se flétrit, se détache et pend autour de leur chair pourrie. Velly fait s’entrechoquer l’image de la parturition et celle d’un corps en décomposition, qu’il traite comme un paysage imaginaire composé de monts, de crevasses et de forêts, rappelant le vieux mythe selon lequel chaque naissance engendre le monde. Une géographie de la souffrance corporelle.
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De 1967 à 1970, Jean-Pierre Velly est pensionnaire à la Villa Médicis, où il se familiarise, comme en témoignent ses gravures, avec l’art classique. Il s’intéresse plus particulièrement au rendu des corps, rappelant parfois ceux de Michel-Ange. Mais s’il recourt à ces canons, c’est pour mieux s’en éloigner. Et de même qu’il a déchiré les corps des Vénus pour nous en révéler l’intérieur, il dévaste les paysages de ses confrères Poussin et Le Lorrain (deux Français exilés à Rome). On reconnaît l’étendue du paysage romain, mais sans son aspect bucolique. C’est une gigantesque décharge, où des objets usés s’amoncèlent. Valises, tourne-disques, pneus, cageots constituent un cimetière immonde, une fosse commune où gisent et s’entassent des objets sans sépulture. Ces scènes trop réelles prennent une tournure fantastique dès qu’on aperçoit des visages dans les fourrés du premier plan : des âmes impuissantes assistent au massacre de la planète.
Pendant que Velly se consacre à cette recherche sur les tas d’ordures, de l’autre côté de l’Atlantique, Andy Warhol se remet lentement d’une tentative d’assassinat. Chef de file du Pop’Art, il s’emploie depuis le début des années 60 à critiquer la société de consommation en s’emparant de ses armes (la production de masse d’objets identiques), et notamment de son langage, la publicité. Images aux couleurs criardes d’objets de consommation courante qu’il reproduit à l’infini afin de les ériger en icônes contemporaines. Les stars du cinéma subissent le même traitement et deviennent à leur tour des objets au même titre qu’une boîte de conserve.
Velly et Warhol sont des jumeaux inversés. Si leur pensée est nourrie d’une même inquiétude devant la place qu’occupe l’homme au sein de cette nouvelle société, leur manière de l’exprimer est complètement différente. La voie choisie par Velly pour évoquer cette modernité va le mener aux antipodes de celle de Warhol.
Après son séjour à la Villa Médicis, il décide non sans hésitations de ne pas rentrer en France, et de s’installer, avec sa femme et son fils, dans un petit bourg de la campagne étrusque, Formello, où les réminiscences d’un passé antique se font partout sentir. La simplicité de cette petite société aux allures d’avant-guerre, la modicité des prix de la vie courante et la solitude propice au travail ont dû jouer en faveur de cette décision. À Formello, la vie contemporaine est filtrée, comme assourdie par l’imposante nature environnante. À Formello, Jean-Pierre Velly a dû penser à Ollioules, où il peignait adolescent lorsqu’il séjournait à Toulon.
L’intrusion de la révolution urbaine n’en est que plus violemment douloureuse. Fidèle à la tradition classique, Velly va exprimer cette perdition de l’homme à travers un travail d’orfèvre. Lentement, patiemment, il tire chaque gravure sur la presse à bras qu’il a lui-même construite.
La vision d’un monde en noir et blanc nous éloigne davantage de la vie contemporaine, de sa violence et de son rythme effréné. Le graveur nous propose le regard d’un sage retiré du monde, dont il n’est pas pour autant étranger.
Lorsqu’il s’installe à Formello, Velly réalise des compositions amples où seule la ligne d’horizon imperceptible oriente le regard. Étendues perdues dans la lumière de l’aube ou du couchant. Mais si l’on regarde de plus près, on s’aperçoit que, parmi les décombres trop récents de la modernité ou des milliers de personnages, les recouvrent, et les asphyxient. Aucun regard ne s’interpose entre l’infiniment grand et l’infiniment petit, que Velly s’attache à évoquer dans les moindres détails.
La différence se creuse alors entre un Warhol plongé dans la frénésie de la Babylone moderne, et un Velly outsider, au regard détaché, au point de vue presque biblique.
Alors que les soupes Campbell d’Andy sont disposées sur la toile comme des boîtes de conserves reluisant sur un étalage de magasin, les sardines Velly à l’huile de Formello, dans leurs boîtes déjà ouvertes, moisissent sur un terrain vague. Sévices après-vente.
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Il est vain de vouloir isoler les vanités dans l’œuvre de Jean-Pierre Velly, dans la mesure où l’expression de la fugacité des choses traverse son œuvre toute entière. Les vues de villes dévastées, les décharges publiques sont à leur manière des vanités contemporaines.
Il n’en reste pas moins que certaines gravures se rapprochent, de par leur thématique et la simplicité de leur composition, des natures mortes au sens baroque du terme. Ces crânes, ces coquilles vides posés sur une table, ces vases de fleurs, évoquent, comme un lancinant memento mori, la transformation inéluctable de tout ce qui est victime du temps.
Mais Velly renouvelle le genre en lui insufflant une dimension fantastique. Il modifie les échelles, brouille et multiplie les perspectives. L’infiniment petit passe au premier plan : le spectateur peut lui accorder toute l’importance qu’il mérite. Mais au-delà de l’étrangeté, cette distorsion des dimensions nous propose un nouveau point de vue sur le monde et ce qui nous paraissait insignifiant prend un sens que l’on avait jusqu’alors ignoré.
Cette modalité de la vanité apparaît dès 1964 dans l’œuvre de Velly. Il grave alors un burin, Escargots , où trois coquilles surdimensionnées sont posées dans une campagne aride. Leur immense échelle les métamorphose en abris naturels. L’étude de ces coquilles représentées de trois points de vue différents, témoigne de la fascination de Velly pour les objets naturels saisis dans leur pureté géométrique. Traitée comme du tissu enroulé, la surface de ces coquilles a un caractère insolite. On songe aux turbans des Trois orientaux (1514) de Dürer. Velly étudie les propriétés mathématiques d’un corps dans l’espace, ses ouvertures, ses canaux, ses enroulements et le mouvement de la spirale.
Dans Petit Crâne et Débris, chaque élément invite à méditer sur la transformation des choses et, de là, sur la mort. C’est une condensation du monde que Velly met en espace : la molaire, corps dur et amorphe, pierre ou racine, est un morceau de nous-même que nous finissons par perdre, un avertissement de notre fin prochaine ; un crâne d’oiseau au bec allongé, un bouton séché de fleur, nous amènent à réfléchir sur la mort prématurée d’un être à la fois beau et fragile ; un copeau de métal, barbe surdimensionnée d’une planche de cuivre, prend la forme d’un point d’interrogation et réunit ces objets sous la question du sens de l’existence.
L’atmosphère inquiétante et fantastique de cette vanité, pourtant d’un grand dépouillement, vient de la distorsion des échelles (la molaire et le bouton de fleur ont la taille du crâne), mais aussi de l’aspect protéiforme des objets représentés : le copeau se change en point d’interrogation, la dent en montagne et la fleur en animal marin.
Ces objets sortent tout droit d’un atelier où, selon de nombreux témoignages, se déployait un étrange cabinet de curiosités aux allures d’officine d’alchimiste. Parmi les toiles d’araignées, se côtoyaient des fossiles, des racines noueuses, des bocaux remplis de formol, au contenu suspect, des insectes épinglés, des libellules suspendues, des coquilles d’escargot et des crânes poncés.
A partir du milieu des années 70, Velly ralentit progressivement son rythme de gravure pour se consacrer au dessin, à l’aquarelle et à l’huile. Sa thématique se modifie : aux visions apocalyptiques succèdent des portraits sensibles, fragiles et humains ; des vases de fleurs et des paysages plus sereins, aquarellés ou à l’huile. Ce travail, en particulier celui sur les fleurs, va trouver un écho dans son œuvre gravé.
Fleurs (Vase de fleur I) est de 1971 et précède cette période : il est intéressant de voir comment Velly traite ce thème à l’instar d’une nature morte. Un vase de fleurs est posé sur un rebord de fenêtre s’ouvrant sur la mer qui se confond avec le ciel. Sur la gauche, un promontoire rocheux ancre cette scène dans un espace tangible. Ce sont des orchidées et des fleurs exotiques aux pétales pareils à des poches charnues. Retournées, elles évoquent des crânes, un présage de leur futur proche. Cette scène paisible de prime abord, dégage en fait une atmosphère de violence, et ces fleurs hybrides, parasites (les orchidées prennent racine sur d’autres plantes), à l’air carnivore, presque grotesques, n’auraient certainement pas déplu à des Esseintes. La beauté chez Velly engendre une fascination pour la mort.
Vase de fleurs II, de 1974, annonce les aquarelles que Velly exécutera dans les années 1980: dans une construction semblable, un vase rassemble un bouquet. Mais ni roses, ni pivoines, ni œillets ne viennent l’agrémenter pour charmer notre œil ; il n’y a là que quelques fleurs des champs séchées et quelques mauvaises herbes amères, piquantes, ramassées en chemin. Dans cet arrangement proche de l’agonie, les graminées flétries se penchent comme si elles allaient sombrer dans le paysage infini qu’elles surplombent.
Vittorio Sgarbi va jusqu’à associer l’art de Velly à cette volonté de figer le dernier souffle :
« Tout ce qui est vivant est sur le point de finir : on le découvre l’instant précédant la disparition. Et c’est cet instant extrême d’agonie permanente que Velly veut fixer sur son visage, comme dans la nature. La beauté est seulement celle-ci : non pas le néant, mais ce qui est sur le point de finir. »
La nature morte ne revêt plus le masque de la beauté et prend son sens le plus fort dans Restes. Dans un espace désertique, dévasté par un cyclone, des arbres arrachés sont sans dessus dessous, les racines et les branches se confondent. Leur renversement annule les repères spatiaux. Au premier plan de ce paysage lunaire, post-apocalyptique, nous apercevons un amoncellement de coléoptères morts. Carcasses vides, transpercées d’aiguilles, d’un cimetière entomologique. Vanité encore que cette quête du savoir, symbolisée ici par ces scarabées crucifiés. Ce savoir, obtenu grâce au sacrifice d’êtres vivants, sera inutile à l’homme à la fin des temps. Nouveau massacre vain d’innocents.
Velly a porté une attention toute particulière aux espèces dites indésirables, de même qu’il s’est attaché à représenter les mauvaises herbes. Rats mais aussi chauves-souris, scarabées, scorpions, grenouilles, pour la plupart sacrifiés, pendent lamentablement dans un demi-jour. Fasciné par ces bêtes, il les illumine et révèle toute leur beauté mélancolique dans Bestiaire Perdu, un recueil de dessins consacrés à ces animaux dits nuisibles, accompagnés de ses propres poésies, dont l’extrait suivant évoque cette gravure :
Spirale noire,
Broyeuse d’élytres et d’os,
Chiffonneuse de velours,
Faneuse d’espoir.
Tes silences d’épouvante Désiraient aujourd’hui,
La cétoine.
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In girum imus nocte et consumimur igni
« Pourquoi et comment tant de choses et d’êtres semblent perdus ou aveugles, et pourquoi un morceau de boue sèche avec des hommes dessus, qui mènent dans l’infini une course sans fin, des millions d’étoiles, pourquoi ce vertige ? »
La vision en noir et blanc n’est pas naturelle. Ce détachement face à la réalité ouvre sur l’imaginaire, et de là, à une réflexion sur le sens de l’existence. Comme si le noir et blanc était un squelette, une architecture invisible, et la couleur, la chair, l’enveloppe. Le noir et le blanc, c’est aussi le monde de l’écriture, de ce qui s’adresse directement à l’esprit sans recourir aux images. La gravure serait à mi-chemin entre les mots et les formes, un langage aride qui va à l’essentiel. Si bien qu’on pourrait regarder une gravure, à la manière d’un texte chinois, où la combinatoire des idéogrammes compose un sens qui dépasse celui des éléments isolés.
Velly était conscient de l’aspect ascétique de ce langage.
« Mais finalement, j’ai choisi le plus pauvre des langages, la gravure, le noir, le blanc, le point. Le blanc c’est l’acceptation de tous les rayons solaires ; le noir leur négation totale. »
Les gravures de Velly ne sont pas faites pour être seulement regardées: il faut les lire, lentement, comme un roman. Prendre le temps d’isoler chaque détail, chaque objet, avant de le situer dans l’ensemble pour s’y plonger de nouveau.
L’œuvre de Velly est cohérente : chacune de ses gravures porte le même message, mais avec des nuances et des images différentes. Dévoiler l’intérieur du corps et sa caducité, n’est-ce pas aussi exposer des détritus et graver des vanités ?
Dans les années 70, Velly se tourne vers l’aquarelle et le dessin, miroirs d’une vision plus sereine de la nature et des hommes. Mais il n’abandonnera jamais ses outils de graveur alchimiste. Lorsqu’il les retrouve, c’est pour revenir à la métaphysique. Son interrogation sur la mort et l’après, suggère peut-être un sens à notre existence.
Dans les gravures tardives, on retrouve cette vue surplombant une immense étendue. Mais au premier plan se trouve un mort sur le dos, la tête projetée vers l’avant, dans la position inversée de celle du Christ de Mantegna. Cette construction, Velly la met en place dès 1967, notamment dans Esquisse Triptyque et Valse lente pour l’Anaon, et la développera ensuite dans Qui sait ? N’amassez pas les trésors et Rondels pour Après. Ce cadavre constitue l’axe autour duquel s’organisent les éléments représentés, et restitue une échelle humaine à des paysages qui l’avaient perdue. Le spectateur est comme l’âme du défunt contemplant sa dépouille : il flotte encore un instant dans ce monde avant de rejoindre l’inconnu. Bien au-delà de tous soucis esthétiques, cette composition est une réflexion sur le moment du passage.
Dans N’amassez pas les trésors, un noyé ballotté par les flots d’une mer houleuse est entouré d’objets : tiares, coupes, couronnes, étendards, temples brisés. Semblables à des détritus, ces trésors poursuivis vainement par les hommes au cours de leur vie sont mis à leur juste place.
A l’horizon luit un astre. On ne sait si c’est l’aube ou le couchant.
Mais cette lumière n’est pas uniquement le résultat d’une recherche plastique sur le rendu des volumes et des objets ; bien des proches de l’artiste l’ont qualifiée de surnaturelle - un soleil promettant un ailleurs.
Dans les Temples de la nuit et Rondels pour après, cette lumière s’intègre dans une cosmologie et devient un astre sur la carte vellinienne de l’univers. Les soleils pleurent et leurs larmes inondent les corps du premier plan. Larmes de douleur, mais aussi de transformation, qui se cristallisent en épines, en aiguilles. Elles transpercent la peau comme une crucifixion universelle.