Corps et Paysage: microcosme et macrocosme
dans l’oeuvre de Jean-Pierre Velly
Julie et Pierre Higonnet
De toute manière, on parle de microcosme et de macrocosme, mais pour pouvoir se comprendre. Mais je crois que c’est exactement la même chose. C’est-à-dire que c’est un problème qui n’existe pas. Il faut parler avec des mots, mais c’est la même chose, non ? ...Entre l’infiniment petit et l’infiniment grand, il n’y a pas de différence. On calcule avec des heures, avec des kilomètres, avec des années-lumière…Ce sont des échelles de mesure et, encore une fois, des mots avec lesquels on s’exprime pour essayer de définir au mieux ce que l’on a envie de dire… Qu’est ce que ça veut dire des millimètres, l’année-lumière ? ça n’a pas d’importance, non ?
Jean-Pierre Velly, Conversation avec Michel Random, 1983
Observer la représentation des rapports de l’homme et du paysage dans une oeuvre d’art - ou a fortiori dans le corpus entier d’un artiste - nous en dit long sur la conception du monde de son auteur. Né en 1943, Jean-Pierre Velly fut graveur, dessinateur et peintre lorsque sa carrière fut brutalement interrompue en 1990. Ses premiers travaux répertoriés datent de 1961.
Durant ces trente années de création on choisira de distinguer deux périodes (1): la première qui s’étend de 1961 à 1972 environ, est presque exclusivement consacrée à la gravure fantastique, exécutée au burin mêlé d’eau-forte, tirée en noir et blanc. L’homme se perd dans une nature souvent menaçante, où il n’est plus qu’un élément infime parmi d’autres. Entre réalité et apparence, les thèmes de cette époque tournent autour de la chute, des spectres, du nu féminin et de la maternité, de la contamination de la nature par l’homme. C’est une gravure dense, inquiétante, complexe, aux compositions recherchées, dont le trait n’est pas sans rappeler celui de Bresdin ou de Dürer.
La seconde période (1972-1990) voit la gravure laisser progressivement la place au dessin, à l’encre, à l’aquarelle et à l’huile. Il peint un monde où l’être humain est égal aux animaux, aux insectes, aux arbres , aux plantes et aux objets. L’égalité est absolue, l’échelle des valeurs est réduite à néant: on est devant un univers où tout est équivalent, réversible et spéculaire. Les compositions sont essentielles : vases de fleurs, paysages marins ou de la campagne romaine, portraits d’enfants ou de vieillards, autoportraits et portraits d’insectes, arbres majestueux et feuilles mortes occupent son imagination. Mais si le langage plastique a évolué, ces deux phases sont loin de s’opposer; en réalité, elles se complètent. L’oeuvre de Velly surprend même par son extrême cohérence; chaque oeuvre contient en germe des éléments de la suivante. Cette évolution à la fois technique et stylistique est la résultante d’un long et patient cheminement, d’une réflexion mûrie par le temps. Mais au-delà de la technique, cette unité profonde provient d’une vision du monde très singulière. La planche de cuivre du graveur est un miroir et la travailler est un redoutable face-à-face. Pendant ces milliers d’heures passées à créer des mondes merveilleux, parfois sombres voire cauchemardesques, Jean-Pierre Velly est bel et bien bien descendu au fond de lui-même, “dans ses propres enfers”, comme il le révèle à Michel Random dans un entretien de 1982.(2) On l’aura deviné, le corps et le paysages entretiennent une relation très étroite dans son travail; on découvrira dans cette oeuvre - si l’on s’en donne la peine - des paysages anthropomorphes mais aussi des corps-paysages.
Le paysage devient corps
La première gravure connue de Jean-Pierre Velly Paysage à l’arbre mort (3) date de 1961. Il a alors 18 ans et se passionne pour les maîtres anciens, en particulier ceux de l’école du Nord: Martin Schongauer, Albrecht Dürer, Mathias Grünewald. Poursuivant ses études d’art à Paris, il fréquente les musées, copie des tableaux au Louvre: il se frotte aux oeuvres des grands maîtres. Et c’est naturellement qu’il emprunte le chemin du fantastique. La gravure est un médium de prédilection des artistes fantastiques comme si le noir et le blanc, détachés d’un monde réel en couleur et en trois dimensions, invitaient à l’exploration du rêve.Dans son essai “Voir double: théorie de l’image et méthodologie de l’interprétation”, Dario Gamboni (4) montre que ces images doubles dans l’art peuvent être potentielles, cachées ou encore accidentelles c’est-à-dire involontaires. Dans le cas de Dürer ou bien encore de Dalì, ces images sont délibérément cachées; elles invitent le spectateur à observer plus attentivement la scène en question, offrant des niveaux de lecture et de rêverie toujours plus profonds et signifiants. Les images doubles ou potentielles sont légions dans l’oeuvre de Jean-Pierre Velly, c’est sans aucun doute un de ses traits essentiels. Les gravures de ses débuts sont peuplées de personnages monstrueux et mélancoliques (Grotesques, Illustration pour un conte, Chute) où des petits hommes nus sont perdus dans d’immenses paysages artificiels où se mêlent le naturel et le construit, sous un ciel obscurci par d’abondantes volutes de fumées. Des éléments récurrents comme les falaises, les nuées, les drapés où encore les arbres noueux sont des supports privilégiés de l'ambiguïté des signes et des divagations anthropomorphiques. Ils invitent le spectateur à percevoir dans ces lignes mêlées et entrechoquées des profils, des visages, et des corps plus ou moins prémédités. Parfois le procédé est plus délibéré: le premier plan de Paysage rocheux (1965, aussi intitulé Hommage à Bresdin), est occupé par un promontoire, mi-roche mi-construction qui prend la forme d’une tête ou d’un crâne au regard furieux, dominant des hommes nus et chauves prêts à chuter au bord d’un gouffre. Sur son sommet, une autre roche évoque elle aussi un visage. Cette colline prend des allures de gardien des enfers accueillant de nouveaux damnés.
Certains personnages voient leur silhouette redoublée dans un autre élément de la composition qui forme un écho pétrifié dans le paysage. Dans Illustration pour un conte (1965), une diablesse griffue regarde au loin, assise sur un tronc noueux dans une pose mélancolique. Le paysage est occupé sur la droite par une falaise aux contours déchiquetés qui répète cette pose mais inversée. L’humeur sombre du monstre contamine ainsi l’ensemble de la composition. Cette gravure n’est pas sans rappeler L’Enfer (1500-1504) une huile sur panneau de Hieronymus Bosch, conservée au Palais des Doges à Venise. Là aussi, le personnage du premier plan, assis dans une position similaire, trouve un écho dans le promontoire rocheux en flammes qui occupe le fond de la scène. Des têtes fantomatiques et grimaçantes hantent les nuées de Mascarade pour un rire jaune (1967) et le profil de l’une d’elles est dupliqué dans le contour de la falaise se situant juste en dessous. En observant attentivement cette horde, on aperçoit des dizaines de visages. C’est une nature habitée, animée de spectres que nous présente l’artiste dans cette gravure. Ces fantômes ont un nom: ce sont les Anaons, les âmes des trépassés errant sur la terre, issus des légendes bretonnes. La même année, il exécute Valse lente pour l’Anaon, où deux gisants reposent sur des cercueils de bois et où quantité de visages se dissimulent dans la pénombre, dans les branches des arbres, dans les noeuds du bois. “Aussi pressées que les brins d’herbe dans les champs ou que les gouttes d’eau dans l’averse sont les âmes qui font sur la terre leur purgatoire” lit-on dans les Légendes de la Mort, un recueil d’histoires et de citations rassemblées par le folkloriste breton Anatole le Braz.(5) Mascarade pour un rire jaune avec ses têtes de spectres flottant dans les nuages pourrait bien être une évocation macabre du tableau d’Andrea Mantegna Minerve chassant les Vices du jardin de la Vertu,(6) où des visages incarnant le dieu Typhon sont dissimulés dans les nuages.(7)Dans Senza Rumore (8) I et II (1969) deux paysages similaires sont habités par des têtes fantomatiques. Dans la première, elles reposent sous terre les yeux clos dans une nature où l’empreinte de l’homme est absente. Deux arbres encadrent la composition; le ciel n’est qu’une nuée gigantesque et occupe autant d’espace que les montagnes et la plaine qui s’étend à l’horizon. Senza Rumore II est à la fois son pendant et son opposé; une décharge immense a recouvert la terre et un monceau de ferraille et de carcasses d’automobiles a remplacé les arbres de la première gravure. Les têtes cette fois-ci sont sorties de terre et hantent la surface de ce paysage désolé, comme des esprits dérangés par les bouleversements infligés par l’homme sur la nature.
Le corps-paysage
L’analogie du corps et du paysage est un paradigme que l’on rencontre dans de nombreux mythes des origines. La création du monde passe par le sacrifice d’un géant primordial: Ymir, Purusha ou Pangu.(9) Celui-ci est démembré et les parties de son corps éparpillées vont constituer les éléments fondamentaux du cosmos. “Ils prirent Ymir, le transportèrent au milieu de l’immense abîme et en firent la terre. De son sang, ils firent la mer et les lacs, de sa chair la terre (ferme) et de ses os les montagnes... Ils prirent également son crâne et en firent le ciel.” (10) Dans la mythologie gréco-latine, les végétaux, les animaux, les constellations trouvent leur origine dans l’histoire des dieux, nymphes et héros qui la peuplent. Daphné est transformée en laurier, Arachné en araignée et Actéon en cerf.(11) Ces métamorphoses évoquent un monde mystérieux, habité, tissé d’histoires, où les différents règnes s'interpénètrent. Qui fut homme un jour a été ou deviendra fleur, fourmi, arbre ou étoile.(12)
Observateur émerveillé et attentif de la nature, Jean-Pierre Velly était particulièrement sensible à cette perméabilité des choses. Et si dans de nombreuses oeuvres, les paysages sont habités de visages, de silhouettes d’esprits ou de corps rocheux, le corps humain à son tour se mue en paysage. En 1970, à la fin de son séjour à la Villa Médicis, il réalise une série de quatre gravures intitulées Métamorphose I, II, III et IV. Trois d’entre elles (I, II et IV) représentent un corps de femme dont la partie supérieure a volé en éclats. Une myriade d’élément est propulsée hors de cette enveloppe charnelle: organes, personnages, végétaux et de nombreux objets et formes indéfinis. Dans Métamorphose I, au sommet de cette explosion, un arbre a pris racine. A la manière du sacrifice du géant originel de ces cadavres en morceaux, la vie se poursuit sous une multitude de formes. Vie et mort s’unissent dans une métamorphose perpétuelle. Le corps sans vie de ces femmes qui évoque celui d’un mannequin de chiffon, est devenu paysage en passant de l’unité à l’éclatement. Rosa au soleil, gravé deux ans auparavant, présente une composition spéculaire. Rosa, l’épouse de Velly, peintre mais aussi son modèle, est allongée dans un espace où la profondeur est annulée par la lumière aveuglante du soleil. Elle arrange sa coiffure et sa tête est tournée vers le paysage en retrait. Son corps nu avec ses puissantes cuisses, son ventre plein et son petit buste évoque celui des Vénus allongées maniéristes. La partie supérieure de la gravure tranche par ses teintes denses et une profusion d’éléments; un immense corps féminin géométrisé et écorché, ouvert de toutes part, exhibe viscères, cordes et tuyaux. Il s’agit du corps de Rosa en miroir, magnifié et décortiqué; il se confond dans le paysage de falaises. La courbure des hanches devenue sphère évoque la forme du soleil. Mais la beauté de ce corps ne réside pas là où on l’attend - dans une beauté conventionnelle célébrée par les grands maîtres. Disséqué, tel un sujet d’anatomie, il devient un univers fascinant à explorer.
Une douzaine de gravures importantes de la période de la Villa Médicis (1966-1970) sont des nus féminins (à commencer par la Clef des Songes, le Prix de Rome 1966). Dès 1967, Velly fait emprunter à son modèle la pose classique de la Vénus allongée qui a tant fasciné les peintres (Titien, Velásquez, Goya, Manet...) mais pour mieux la détourner. Ces femmes allongées deviennent alors des écorchés. La peau soulevée dévoile une anatomie obscène et mécanisée: tubes, cordages, organes et sphères forment la machine interne de chaque corps.En 1967, captivé par la grossesse de Rosa, Velly grave Maternité I et Maternité II. Une femme allongée en est l’unique sujet. Aucun paysage, aucun objet ne viennent distraire le regard. Elle s’appuie sur son bras gauche, le bras droit levé. La tête renversée exprime une immense souffrance. Sa peau partiellement détachée du corps évoque dans un premier temps un linceul. Son ventre est une sphère bien distincte, s’affirmant en élément étranger. Dans Maternité I, la boule est rattachée à la chair par des points de suture. Cette femme en labeur, agonisante, donne naissance à une sphère. Cette maternité incarne symboliquement toutes les maternités: ce n’est pas un individu qui s’apprête à naître mais tout un monde. Ce corps meurtri doit passer par la souffrance et la mort pour donner la vie. Au-delà de cette évocation de cauchemar, Velly révèle que vie et mort participent à un cycle de métamorphoses, de transformations: c’est le passage obligé vers la renaissance. La peau-linceul, se rapprocherait alors de la peau que le serpent en mue abandonne.
Le sujet du Massacre des Innocents (1970-1971) ne renvoie pas explicitement à l’épisode des Evangiles, il évoque plutôt une scène de Jugement dernier.(13) Un paysage désolé éclairé par une lumière de fin du monde est recouvert de tous petits personnages nus; par milliers, ils fuient vers l’horizon. Le point de vue du graveur est lointain et détaché. Vu à une certaine distance ces hommes forment une masse compacte. Ils sont si nombreux que la nature a entièrement disparu sous leur corps. La scène est un paysage mouvant de chair humaine. Cette gravure énigmatique saisit par l’extraordinaire exécution14 de cette foule chassée et démunie, où chaque être tente de perdre cette individualité si douloureuse à porter.15 Car en se rapprochant, chaque personnage est unique.
Le rapport du corps et du paysage est donc un thème central dans l’oeuvre de Jean-Pierre Velly. L’anthropomorphisme, c’est-à-dire l’assimilation du paysage à l’ensemble ou à des parties du corps humain se manifeste sous plusieurs formes comme on vient de le voir. Le corps est l’unité de mesure spontanée qui permet d’appréhender l’univers. Le paysage est peuplé de visages, de spectres et de corps cachés; ou bien le corps lui-même, ouvert, éclaté et souffrant devient paysage ou origine du monde. On découvre un univers à l’histoire terriblement longue, fruit d’un douloureux processus de transformation et habité par le souvenir de ses occupants passés ou présents.16
De l’égalité des être et des choses
Le Massacre des Innocents peut être mis en perspective avec deux autres gravures exécutées la même année: Plantes et Ville détruite. La première représente un paysage s’étendant à l’infini, identique au Massacre des Innocents : ces deux planches ont d’ailleurs rigoureusement la même taille. Des plantes communes (liserons, graminées, orties - ce que l’on appelle trivialement des “mauvaises herbes” - ont tôt fait de remplacer les hommes et recouvrent maintenant entièrement la terre. Dans un monde sans nous, la nature reprend ses droits. Dans la seconde, une ville rasée au sol, balayée par une explosion atomique comme le suggère la lumière dramatique du ciel, est une scène d’apocalypse. Quelques bonshommes nus fuient au premier plan les ruines fumantes et rappellent dans leur course les personnages du Massacre des Innocents.La perspective plongeante de ces trois gravures incite le spectateur à prendre du recul et à relativiser les éléments et les événements qui les peuplent. La similitude de leur composition provoque une analogie entre les êtres, les plantes et les architectures détruites. Ce “triptyque” évoque l’éphémère: les hommes peuvent à tout moment être fauchés par la mort et les grandes villes d’aujourd’hui sont inéluctablement destinées à être anéanties. Ce bouleversement d’échelle relativise la place occupée par l’être humain sur cette planète et dans l’histoire de l’univers. Il perd son statut de centre de la création.(17) De cette vision spontanée - car nous percevons d’abord le monde avec nos yeux et notre corps - on passe à une vision “mentale” et pourtant ressentie de l’univers où l’être humain se perd dans l’immensité. Cette conception du monde et de la place de l’homme est pourtant très proche des connaissances scientifiques actuelles.(18)
« Eppure si muove » « Et pourtant elle tourne» …Ça veut dire que tu croyais auparavant que tu étais le centre de l’univers sur la Terre, que tout tournait autour. Tu te rends compte que c’est toi qui tourne autour de toutes les choses, que tout le monde bouge, qu’il n’y a pas de centre particulier, que la vie est diffuse partout…Ils sont égaux ! Le rat égale un et l’homme égale un… et la plante égale un. C’est tout… Bien sûr, pour notre petit égoïsme personnel…Je veux dire, c’est un. Il n’y a absolument plus aucun problème pour moi de ce côté-là. (19)
C’est ainsi que s’exprimait Velly dans l’entretien avec Michel Random datant du 12 novembre 1982. Cette révolution de la perception - la découverte de l’égalité fondamentale de tout ce qui est - loin d’affadir le monde, le rend bien au contraire fascinant. L’insecte, l’homme, la voûte étoilée, une machine à laver abandonnée dans une décharge: tout est digne d’intérêt.
L’une des particularités de l’oeuvre de Velly se retrouve dans cette série de gravures consacrée aux tas d’ordures. Son observation et le lent travail du graveur devant la planche de cuivre l’ont amené à se concentrer sur des objets apparemment sans intérêt qui acquièrent beauté et noblesse à travers leur représentation et le trait délicat du burin. Si chaque être, chaque objet est un univers en soi, un microcosme, alors c’est l’explosion des possibles, le vertige de la densité, une réelle prise de conscience de la complexité du monde.
Velly se penche sur les humbles, les herbes des champs, les détritus, considérés inutiles par tous mais devenant un champ d’exploration inépuisable pour notre graveur qui représente ces objets sous des angles, des perspectives, différents avec une exactitude totale liée à une minutie obsédante. En suivant l’invisible fil d’Ariane, chaque objet est un micro-univers qui raconte son histoire: sa genèse, les éléments qui le composent, ses utilisateurs, et sa destination finale, la décharge, véritable cimetière et éventuel lieu de récupération. Suzanne au bain (1970) pourrait être une version infernale d’un paysage du Lorrain. La scène biblique occupe un angle restreint de la scène: Suzanne, nue s’apprête à plonger dans une piscine. Une foule d’hommes en maillot de bain l’entourent et l’observent. Mais le sujet qui domine la gravure est une immense décharge éclairée par une nuée. Le chaos n’est qu’apparent et les objets se répondent les uns aux autres : un fauteuil renvoie à une chaise de paille qui à son tour évoque la cuvette des toilettes abandonnée un peu plus loin. Enfin (1973) donne un tour plus cosmique et autobiographique à ces accumulations: dans l’espace, un tourbillon d’objets gravite autour d’un astre lumineux. Penché sur la planche on découvre - en autres - tricycle, cheval à bascule, cartable, billes, trains électriques, ballon, toupie, marionnettes, poupées russes... Ce sont bien des centaines d’objets liés à l’enfance qui flottent dans l’espace intersidéral. Dans l’angle inférieur gauche de la planche, un enfant assis à son pupitre d’école écrit dans un cahier; non loin un gâteau d’anniversaire compte sept bougies: ce sont les ans que fête cette année-là Arthur, le fils de l’artiste.
Un point c’est tout (1975-1978) représente aussi une explosion phénoménale d’objets, de corps, de corps-objets. Comme dans Suzanne au bain, chaque élément en génère un autre, la gravure est parcourue de calembours visuels, d’associations de formes, d’idées et de jeu de mots. L’hélicon est proche de l’hélice de l’hélicoptère qui n’est pas éloigné de la vis, une autre spirale. Une boite de conserve - et pas n’importe laquelle car on peut y lire distinctement “Sardines Velly à l’huile de Formello” - est ouverte par une clé (à sardine) qui répond à une clé de porte répondant à une clé anglaise. Encore une fois, le chaos n’est qu’apparent; il s’agit en fait d’un “amas ordonné” d’objets. Ces décharges sont un véritable memento mori contemporain. Que deviennent ces objets accumulés une vie durant lorsque la personne disparaît ? Des reliques. Quel est le sens de cette folle accumulation ? Vanité. Vanité encore dans N’amassez-pas les trésors (1975), titre d’une gravure qui reprend les paroles de l’Evangile selon Saint Mathieu.20 Couronnes, tiares, colonnes, trophées, couronnes de laurier, médailles, les symboles de la réussite et du pouvoir sont engloutis par les flots.
Velly pour Corbière
À partir de 1972, Jean-Pierre Velly poursuit son travail de graveur mais à un rythme moins soutenu: il reprend le dessin cette fois-ci à la pointe d’argent, l’aquarelle et la peinture. A cette époque, il exécute une série de pointes d’argent: ce sont des portraits réalistes des habitants du village de Formello où il s’est récemment installé avec sa famille. Ces changements de techniques accompagnent des thématiques bien précises. Mais l’univers fantastique ne reste pas cantonné au monde de l’estampe. En 1978 en effet, la galerie Don Chisciotte présente une série de techniques mixtes (crayon, encre et aquarelle) intitulée Velly pour Corbière en hommage au poète maudit. La couverture du catalogue annonce la couleur: la jaquette est entièrement noire. Chaque oeuvre est accompagnée d’un poème extrait des Amours Jaunes. Velly admirait le poète d’origine bretonne Tristan Corbière (1845-1875), son style hoquetant et disloqué, son imaginaire sombre, plus ironique que romantique. Les oeuvres représentent pour la plupart des hommes couchés, leur tête aux yeux clos tourné vers le ciel. Dans la majorité de cette vingtaine de dessins de petit format, la feuille est divisée en deux espaces distincts: la terre et le ciel. Un cercueil enterré abrite un corps, la tête tournée vers l’avant, à la manière du “Christ aux lamentations” de Mantegna21 mais inversé. De leur coeur émanent des rayons de couleur formant des arcs-en-ciel. Ceux-ci rejoignent bientôt les étoiles pour former des constellations. Le macrocosme (l’univers, représenté par les constellations) et le microcosme (le corps humain) communiquent, se rejoignent, et s’habitent mutuellement dans un cycle sans fin. Il n’y a plus de séparation entre les éléments et ces traits mettent en valeur la métamorphose, la transformation opérée par la mort. La mort est un passage et l’esprit comme le corps se renouvellent sous d’autres formes. Le questionnement sur la place de l’homme dans l’univers se poursuit: serait-ce dans la mort que se révélerait le mystère de la vie ? Les titres des oeuvres nous invitent à suivre cette direction: “Mystère”; “Etoiles”; “Inconnue”; “Rêve”; “Lumière”; “Nocturne”; “Les Immortelles”; “Arc presqu’en ciel”; “Absence”, “Rien”; “Dissociation”...
Bestiaire Perdu
En 1980 c’est à nouveau une série de techniques mixtes intitulée Bestiaire perdu (22) que la Galerie Don Chisciotte présente au public: ce sont des encres et aquarelles au sujet animalier. Ici l’homme, “la bête principale brille par son absence”.(23) On le voit, les sujets sont très différents, et pourtant il s’agit du même message qui, traduit dans une autre langue, subit une métamorphose. Le Bestiaire perdu à la manière des bestiaires médiévaux présente, aquarelle après aquarelle, le portrait d’un animal. Le catalogue met chaque oeuvre en regard avec un court “texte” écrit par l’artiste. Le lion, la baleine et la licorne des livres anciens ont laissé la place aux animaux redoutés, détestés, méprisés par l’homme: on y verra donc rats, chauve-souris, chouettes, grenouilles, blattes, coléoptères,24 couchés sur les pages d’un (faux) cahier d’écolier. Velly dresse avec une infinie tendresse ces portraits d’animaux qui, pour une raison ou pour une autre, sont tombés en disgrâce et deviennent les martyrs des hommes: chouette clouée vivante aux portes,25 rat mourant, cétoine épinglée par l’entomologiste. C’est une dénonciation de la cruauté humaine infligée à ces animaux par superstition ou égoïsme. Mais au-delà de ces animaux, c’est la souffrance des humbles qu’il dénonce. La dimension sacrificielle est évidente et la chouette clouée évoque immédiatement la Crucifixion. Citons le poème qui fait face au portrait du rat: “Oubliez mes incisives, oubliez mon poil roux, oubliez ma peste noire, oubliez ! Je n’avais comme vous que faim et droit à la vie.” Velly nous rappelle qu’ “Ils sont égaux ! Le rat égale un et l’homme égale un.”(26) Ce rat évoque tous les laissés pour compte. Le renversement des échelles a fait naître à travers l’observation la compassion et la pitié.
Suite au Bestiaire perdu, Velly ne gravera plus que cinq planches.(27) Il s’est résolument tourné vers l’aquarelle, le dessin et la peinture à l’huile. Il exécute une série importante de nature mortes sur le thème des vases de fleurs, où des bouquets reposent sur le rebord d’une fenêtre. Le fond est occupé par un paysage qui s’étend à l’horizon. A y regarder de plus près, la plupart de ces bouquets ne sont pas composés de fleurs nobles mais plutôt de fleurs des champs, de spontanées des bords des routes (Pirouette, 1983, Mattino, 1984); le “vase” est en général un verre fort ordinaire. Mais comme dans le Bestiaire perdu Velly donne ses lettres de noblesse aux espèces déconsidérées qui pourtant observées de près n’ont rien à envier aux orchidées ou aux tulipes. Dans une perspective saisissante, Velly représente au premier plan les herbes directement sur le fond immense du paysage éclairé par des lueurs. Le proche et le lointain se côtoient intimement dans ces compositions, l’infiniment humble avec la majesté du paysage de crépuscule ou de l’océan en tempête. Dans Décembre, une des douze aquarelles qu’il exécute pour l’agenda Olivetti de 1986,28 des branches et des racines ont échoué sur une plage. Des graines sont éparpillées sur le sable. Il fait nuit noire et la lune perce à peine sous un voile de nuages. Le reste du ciel est constellé d’étoiles. Ce qui est en haut est en bas et ce qui est en bas est en haut. Par cette transformation baudelairienne,(29) Velly ennoblit et donne à voir ce qui passe inaperçu. Et ceci n’aurait été possible sans présupposer l’égalité de toutes choses.
La complexité des gravures, la multitude d’éléments représentés ainsi que les images cachées, invitent à “lire” les oeuvres de Jean-Pierre Velly plus qu’à les “regarder”. Ce travail de déchiffrement réitère la lenteur et la réflexion avec laquelle chaque trait de burin a entamé le cuivre, chaque ligne d’aquarelle a construit peu à peu les rayons du soleil. On pourrait dire que Velly peignait comme il gravait par une association patiente de traits. Son oeuvre est résolument tournée vers la méditation loin du bruit et de la fureur de ses contemporains. L’artiste considérait son métier comme une mission sacrée, un sacerdoce laïc. Son oeuvre ne transmet pas un point de vue esthétique ou moral mais plutôt une interrogation philosophique. En tant qu’artiste, il traduit son sentiment profond sous forme d’images “sinon j’aurais été poète ou écrivain”, affirmait-il. Mais plus que la traduction plastique d’une vérité intérieure, Velly souhaite engager avec son spectateur un dialogue: “parce que, quand on est sur sa planche de cuivre, on n’est pas là pour faire des petits bateaux ou des petites fleurs. On est là pour comprendre soi-même d’abord et donc à travers soi-même, comprendre les autres. Parce que tu n’existes qu’à travers les autres... (Il s’agit) de créer ton propre langage pour mieux te comprendre... (Puis) il y en a d’autres qui vont passer et qui vont dire : « Tiens, je me reconnais… »
Espérons qu’à l’occasion de cette exposition le souhait de l’artiste soit réalisé.
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1 Il existe une période de jeunesse de l’artiste (1950-1960) que l’on connaît encore mal mais qui est constituée essentiellement de tableaux à l’huile et de dessins.
2 Ecouter ou lire cet entretien à la page: www.velly.org/Conversation_12_novembre_1982.html et voir le texte de Nirjan Corvisieri “La descente aux Enfers de Jean-Pierre Velly”
3 Cette planche a aujourd’hui disparu (www.velly.org/3_Paysage_a_larbre_mort.html)
4 Une Image peut en cacher une autre, sous la direction de Jean-Hubert Martin, RMN, 2009, p. XVII.
5 Anatole Le Braz, La Légende de la Mort, 1982, éditions Jeanne Laffitte
6 Peint entre 1497 et 1502, ce tableau est aujourd’hui conservé au Musée du Louvre.
7 Une Image peut en cacher une autre, sous la direction de Jean-Hubert Martin, Paris, RMN, 2009, p. 18.
8 En français : “Sans bruit”
9 Mircea Eliade, Mythes, rêves et mystères, Paris, Gallimard, 1957, p.225-226.
10 Cité par Jeanette Zwingenberger dans L’histoire du paysage anthropomorphe. Le corps, géographie du monde. Dans L’Homme paysage, Paris, Somogy, 2006, p.53.
11 Ovide, Les Métamorphoses, traduction Georges Lafaye, Paris Gallimard, 1992. Daphné (Livre I, vers 452-583), Arachné (Livre VI, vers 1-145) et Actéon (Livre III, vers 134-255).
12 “Et puis il paraît qu’on a des cellules qui sont vieilles de milliards d’années. Donc, on a été rat, on a été feuille…Je ne te parle pas ici d’une métempsycose avec retrouvailles de la personnalité, mais, je veux dire, une espèce de vieille connaissance qui certainement est vraie.” Jean-Pierre Velly, Conversation avec M. Random, 1982. cf. note 2.
13 On pense par exemple au Jugement dernier peint vers 1585 par Caron et Cousin conservé au Musée du Louvre.
14 Très certainement un “unicum” dans l’histoire de l’art car cette planche de 30 par 40 centimètres rassemble près de 3000 figures.
15 cf. L’entretien avec Michel Random lors du tournage du film l’Art Visionnaire, 1975: www.velly.org/Bande_son_de_lArt_Visionnaire_1977.html
16 La gravureTrinità dei Monti (1968) pourrait être encore une allusion cryptée de l’analogie corps-paysage. Rosa, allongée, se coiffe dans un miroir. On y aperçoit son reflet mais aussi une bonne portion de la ville de Rome, comme une gravure dans la gravure. Son corps reflété est prolongé à droite par une falaise épousant la forme de son ventre et de ses cuisses. Sur la gauche, on distingue la façade de l’église la Trinité des Monts. Ce couvent français, se trouve non loin de la Villa Médicis et abrite sur un mur du cloître une fresque en grisaille réalisée par Maignan en 1642. Cette fresque est un paysage cartographique de vingt mètres de long représentant le détroit de Messine. Mais la baie, le port, les falaises abruptes recèlent en anamorphose le portrait de Saint François de Paule, un saint ermite qui aurait habité ces terres. Pensionnaire à la Villa, Velly a très certainement eu connaissance de cette fresque. Dans ce détournement inattendu, Rosa est associée au paysage de Rome, comme Saint François de Paule est le détroit de Messine.
17 “On a toujours cru que l’homme était le maître du monde… Je n’y crois pas personnellement. Cette déification de l’homme, cette suprématie de l’homme sur la nature, sur les objets, sur les choses, me restent en travers de la gorge. Parce que je la trouve absolument injuste. C’est trop facile ! ...d’arriver comme ça et de dire : « Nous sommes les plus forts, nous sommes l’esprit qui pointe… notre civilisation est la plus haute… Non, dans cette espèce de nature, ça me plaît de prendre l’homme comme un insecte. Non pas pour descendre l’homme, mais peut-être pour revaloriser l’insecte, la plante… le caillou, pourquoi pas ?” Entretien avec Michel Random lors du tournage du film l’Art Visionnaire, 1975: www.velly.org/Bande_son_de_lArt_Visionnaire_1977.html
18 Cf. Bonnes nouvelles des étoiles de Jean-Pierre Luminet et Elisa Brune, 2009, Editions Odile Jacob
19 Cf. note 2.
20 Evangile selon Saint Mathieu, 6, 19.
21 Conservé à la Pinacothèque de Brera, Milan.
22 www.velly.org/Bestiaire_perdu.html
23 Dixit l’artiste dans l’entretien à Radio Ipsa de 1980 (cf: www.velly.org/Radio_Ipsa_Roma_1980_fra.html
24 Ces animaux desséchés peuplaient l’atelier de l’artiste.
25 Une ancienne pratique bretonne pour conjurer le mauvais sort.
26 Entretien avec Michel Random, 1982.
27 Au dernier souffle du rat mourant sous les étoiles; Arbre; Fleurs des champs; Fleurs d’hiver et l’Ombre la Lumière
28 Velly reprendra Décembre en gravure à la manière noire en 1990 sous le titre Fleurs d’hiver.
30 “Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or”, Projet d’un épilogue pour l’édition de 1861 des Fleurs du Mal, Charles Baudelaire, dans Baudelaire, Oeuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1975, p. 192. Velly, dans sa jeunesse a illustré une poésie des Fleurs du Mal de Baudelaire : La Charogne.