Quelques réflexions sur la notion de temps dans l’art de Jean-Pierre Velly
La condition humaine, c’est le sablier. Si nous pouvions esquiver la menace du temps, nous serions déjà un peu plus libres. Avec la couleur, je voulais suggérer que rien n’est jamais vraiment grave. Bien sûr, je mourrai, mais l’espèce humaine continuera son destin étrange, sans moi. Si la vie devait disparaître complètement de notre planète, quel serait le problème? C’est un type de réalisme qui semble dramatique mais qui en réalité ne l’est pas.
Jean-Pierre Velly1
De l’homme, ce que nous aimons par-dessus tout, c’est ce qu’on en peut écrire.
Ce qui ne peut être écrit mérite-t-il d’être vécu ?
Gaston Bachelard, l’Eau et les rêves, III.
Compte tenu du fait que la plupart des critiques d’art les plus renommés ont souligné que Jean-Pierre Velly et ses œuvres étaient “au-delà du temps”, nous avons pensé qu’une étude sur sa conception du temps, sa vision de la temporalité - au coeur de ses préoccupations - était justifiée et qu’elle consentirait une possible clef de lecture pour tenter de percer une partie du mystère qui entoure ses œuvres.
Velly, étudiant à l’École des Beaux-Arts de Toulon, découvre très jeune la gravure. Les toutes premières estampes, dont la série des six burins intitulée Grotesque (1964-65), témoignent d’un fort intérêt pour la temporalité, qu’elle soit formelle ou psychique. Chute, (fig.1) un burin de 1965, représente un personnage nu et chauve qui tombe de haut d’un tas de tuyaux sur une terre aride. Son expression faciale semble colérique : cet être aux yeux exorbités, aux sourcils froncés, au front plissé et à la bouche grimaçante, a le ventre ouvert, des tuyaux aux formes organiques jaillissent de son abdomen et se répandent jusqu’au sol. Le temps, comme tout d’ailleurs, selon Velly, “est une chose mentale”2. La temporalité humaine commence dès la naissance. On pourrait donc supposer que Chute représente un accouchement du ventre maternel, structure tubulaire et organique, d’où émerge ce personnage ressemblant à un nouveau-né mais prématurément âgé. C’est en touchant le sol que le redoutable et inflexible sablier commence son décompte, cet écoulement du temps qui nous emmène inexorablement à la vieillesse et à la mort.
Le concept est accentué dans la gravure qui suit, Bébé vieillard, (fig. 2), également de 1965 et toujours au burin, qui représente un groupe de gnomes dans lequel, au premier plan, l’un d’eux possède les caractéristiques typiques d’un fils de Saturne3, d’un “divin fripon”4. À partir de cet archétype du Puer-Senex5 psychopompe, on comprendra que la notion de temps est d’une importance fondamentale : l’être humain (ou l’artiste lui-même s’il s’agit d’un autoportrait métaphorique) est un «vieil enfant» qui renferme en lui-même jeunesse et vieillesse, créativité et sagesse, dualité saturnienne qui sera l’un des paramètres qui jalonnera toute l’oeuvre de Velly.
Suit dans la foulé un autre grand burin sur cuivre, La Vieille (ou Vieille femme (fig. 3) réalisé pendant l’hiver 1965-1966 à Paris6. Cette femme âgée, allongée sur un radeau flottant dans le ciel, composé de tuyaux et de planches de bois, est sur le point de tomber, de basculer dans un paysage de falaise. Ses yeux sont bigles, elle se tient la tête avec la main dans ce gestus melancolicus bien connu des graveurs7. De plus, la vieille femme se pince la cuisse, comme pour attester que le cauchemar est bien réel: elle découvre qu’elle a vécu dans un rêve toute sa vie, que les illusions tombent, et que sans doute, en raison de la vieillesse, elle prend conscience de la dure réalité de la condition humaine.8
Les gravures de Velly semblent donc se suivre les unes aux autres9, comme les arcanes du tarot. On devine chez l’artiste une recherche intérieure peu commune. Les thématiques et archétypes se développent dans chacune de ses planches, afin de finaliser un message universel qu’il veut transmettre, même si c’est parfois de façon cryptique.
Dans le burin de 1966 intitulé Elle se nomme la clef des songes (mieux connu sous le nom de La clef des songes (fig. 4), Velly développe la même conception que dans La Vieille. Ici aussi, le personnage central, une femme nue d’un certain âge (aux formes classiques des canons de la Renaissance), est assise sur un banc cassé en deux, fait de vieilles planches de bois. Elle penche dangereusement hors d’un radeau composé de morceaux de ferraille, tuyaux, cordes, racines et vieux arbres10. La structure flotte très haut dans le ciel, au-dessus d’un littoral côtier11 typiquement breton. Le regard triste de la protagoniste est mélancolique, sa tête est « dans les nuages », elle semble encore rêver. Elle est saisie, incrédule, quelques instants avant de basculer, car elle est (littéralement) à deux doigts de tomber sur / par terre.12 La « clef des songes" est posée juste devant nos yeux : se réveiller au crépuscule de la vie en comprenant finalement que le temps passe vite, très vite. Velly explique à J.-M. Drot en 1989 à quelques mois de sa disparition, que « la vie est une histoire merveilleuse qui finit terriblement mal ».13
Mais, en ce lointain mois de juillet 1966, le cours de l’existence de Velly est sur le point de prendre un tournant décisif. En effet, avec La Clef des songes, il remporte (à l’unanimité du jury) le premier Grand Prix de Rome14 de taille douce, décerné par l’Académie de France. Il obtient ainsi un logement, un atelier et une bourse à la Villa Médicis, siège de l’Académie de France à Rome. À ce sujet, il s’explique de façon candide à Jean-Marie Drot : « Je venais juste de terminer mes études aux Beaux-Arts et au Louvre. Tout à coup, me retrouver à la Villa, ce fut comme si j’avais été transporté au paradis. À cette époque, l’Académie de France à Rome ressemblait beaucoup à un couvent laïc, mais pour moi, c’était aussi un lieu sacré. Personnellement, je n’ai guère bougé: j’ai travaillé dur. Avec mon Prix de Rome, une manne était tombée du ciel. À Paris, je vous l’avoue, je vivotais dans une situation inconfortable; aussi recevoir soudain 500.000 lires chaque mois relevait du miracle. Mon bonheur allait durer trois ans et quatre mois - telle était la durée de la bourse. J’avais un atelier pour travailler, un pavillon et de l’argent pour vivre, un directeur inoubliable15. Que demander de plus ?16
Avant d’arriver à Rome, il épouse Rosa Estadella17 d’origine espagnole, rencontrée à Paris, également artiste. Tous deux arrivent à Villa Médicis en janvier 1967. À l’atelier, Velly travaille dur. De plus, Rosa tombe enceinte: cet événement le pousse peut-être à revenir sur le thème de la maternité18, douloureuse et soufferte, avec deux petites planches, Maternité I (eau-forte) et Maternité II (burin) puis un cuivre plus vaste, Maternité au chat (fig. 6), eau-forte et burin, toutes trois de 1967. La dualité reste constante19: dans ce cas, celle qui donne la vie donne aussi la mort.
Le thème de la mort n’a rien de nouveau dans l’histoire de l’art. L’école du Nord de gravure, une des sources d’inspiration pour Velly, a produit d’innombrables chefs d’oeuvres sur le sujet : de Bosch à Bruegel, de Schongauer à Dürer, de Grünewald à Cranach, la mort est omniprésente, dans une liste incalculable de Memento mori, qui seront l’un des leitmotivs de l’artiste. Par exemple, dans Valse lente pour l’Anaon de 1967 (fig. 7), un admirable triptyque au burin et eau-forte à la saveur moyenâgeuse et nordique, représente, dans le panneau central deux corps allongés sur des cercueils dangereusement suspendus en l’air au-dessus de la mer.
On rappellera ici que Velly est né en Bretagne20, sur la côte atlantique, à la pointe du Finistère (du latin finis terrae), au port d’Audierne, à deux pas de la baie des Trépassés. Anaon est un mot breton qui désigne les âmes des morts et à la fois le lieu où ils se retrouvent, l’Autre Monde, le monde après la mort. Le concept de l’au-delà breton est unique en Europe. Les morts et les vivants ne sont pas séparés ; ils cohabitent dans deux sociétés voisines qui se mêlent à des périodes spécifiques de l’année. En Bretagne, la baie des Trépassés est appelée “Bae an Anaon” ou “Bwe an Anaon”, en raison des courants qui transportent les cadavres des marins noyés en mer sur la côte; selon certaines légendes, ce serait l’endroit où les Anaons s’embarquent pour l’au-delà. Le compositeur Camille Saint-Saëns dans La Danse macabre, opus 40, a adapté en 1875 la poésie d’Henri Cazalis, qui rappelle les vers du bien-aimé “poète maudit” breton Tristan Corbière 21.
Zig et zig et zig, la mort en cadence
Frappant une tombe avec son talon,
La mort à minuit joue un air de danse,
Zig et zig et zag, sur son violon.
Le vent d’hiver souffle, et la nuit est sombre,
Des gémissements sortent des tilleuls ;
Les squelettes blancs vont à travers l’ombre
Courant et sautant sous leurs grands linceuls,
Zig et zig et zig, chacun se trémousse,
On entend claquer les os des danseurs,
Un couple lascif s’assoit sur la mousse
Comme pour goûter d’anciennes douceurs.
Zig et zig et zag, la mort continue
De racler sans fin son aigre instrument.
Un voile est tombé ! La danseuse est nue !
Son danseur la serre amoureusement.
La dame est, dit-on, marquise ou baronne.
Et le vert galant un pauvre charron – Horreur !
Et voilà qu’elle s’abandonne
Comme si le rustre était un baron !
Zig et zig et zig, quelle sarabande !
Quels cercles de morts se donnant la main !
Zig et zig et zag, on voit dans la bande
Le roi gambader auprès du vilain!
Mais psit ! tout à coup on quitte la ronde,
On se pousse, on fuit, le coq a chanté
Oh ! La belle nuit pour le pauvre monde !
Et vivent la mort et l’égalité !
Ce morceau très célèbre de Camille Saint-Saëns comporte des valses lentes.
Mort, disparition, la fin du temps sur la Terre font donc l’objet de nombreuses gravures de Velly; au niveau de la composition, Alberto Moravia explique à juste titre que : Le fini est tout ce qui est au premier plan, à la fois dans le temps et dans l’espace; l’infini sont les immensités naturelles qui s’estompent et se transforment en immensités spirituelles. Le fini nous est contemporain, l’infini était devant nous et restera après nous.22
L’homme meurt souvent dans l’eau, en mer, comme dans N’amassez pas les trésors (fig. 8, 1975) où un corps semi-décomposé flotte au milieu de vagues agitées. Divers symboles du pouvoir vont s’engloutir avec lui, comme la couronne de laurier (à gauche), qui fait pendant à la tiare papale (à droite)23; en même temps, sont emportés des colonnes brisées de temples antiques, de l’argent (sous la forme d’une monnaie ou d’une médaille), des trompettes et des drapeaux. Des corps féminins amputés sont précipités dans les abysses, ainsi que de nombreuses échelles aux barreaux rompus.24 Un coffre en bois d’où émerge une oie, un tableau représentant une dame, des bouteilles, un pneu, une colombe chargée d’une bombe et d’un œuf, et de nombreux autres objets, dont une toute petite sphère placée sur un “coupe-machin“ sont aspirés vers le fond. Le pouvoir, l’argent, le désir, la gloire sont autant de vanités qui finissent tôt ou tard au tréfonds des abîmes. L’homme meurt seul, mais parfois par groupes entiers, comme dans Rechute (1968), ou bien fuient désespérément comme dans Le Massacre des Innocents (1970-71), pour bientôt disparaître complètement, laissant la place à la nature éternelle (Paysage Plante, 1971).
Les femmes meurent dans Femme allongée (fig. 9, 1969) comme dans Nocturne (1970), où le corps de la femme nue est percé d’une lance ou d’un coup de burin, mais son âme a déjà rejoint le ciel étoilé. Dans Qui sait? (1973), le corps repose sur un cercueil ou une pierre tombale, dangereusement placé au sommet d’une montagne ; la tête au premier plan donne une perspective vertigineuse. Le corps est baigné par les rayons du soleil (est-ce l’aurore ou le crépuscule ?), un chien fidèle et somnolant25 à ses côté. Dans Les temples de la nuit (fig. 17, 1979), le corps de la femme allongée se métamorphose en feuillage, comme dans le mythe de Daphné, tandis que son âme est montée au ciel, retombant sur terre sous la forme d’une pluie de larmes.
Les fleurs sont également mourantes dans le Vase de fleurs 1 de 1971 et dans Vase de fleurs 1I (éditée en 1983) 26. Dans Paysage aux autos ou dans Senza Rumore II (toutes deux de 1969), les possessions terrestres sont mis au rebut, comme les voitures, autre status symbole de richesse ou de pouvoir. Les objets du quotidien, grands ou petits, chers ou bon marché, significatifs ou insignifiants, sont réduits à la même échelle et se retrouvent en fin de compte abandonnés dans des décharges sauvages en pleine nature, comme dans Tas d’ordures (1969), ou Suzanne au bain (1970). Les animaux meurent dans Restes (1980), ou encore dans Le rat mort (également intitulé Au dernier souffle du rat mourant sous les étoiles, fig. 10, 1986), tiré du Bestiaire Perdu, où les animaux honnis par l’homme meurent de sa main, comme les hiboux, les chauves-souris, les insectes, les scorpions et les rats, qui n’avaient, en vérité, que le droit de vivre27.
Les arbres majestueux meurent également, comme dans la gravure Arbre de 1989, tirés d’une série de dessins et d’aquarelles de grands chênes réalisés à cette époque (fig. 20). Les métropoles sont anéanties dans Ville détruite (1973) ; le monde entier explose dans Après (fig. 18, 1974). Le halo, la lueur dans le ciel et un champignon atomique annoncent une probable apocalypse nucléaire: à l’époque régnait la guerre froide. L’arsenal balistique des super puissances pouvait entraîner en un instant la disparition de toute vie humaine sur Terre.
Les amis meurent comme dans Ciel étoilé (fig. 11, 1971), portrait posthume du bien-aimé François Lunven, graveur et peintre (1942-1971), avec qui Velly gravait à Paris, avant son séjour italien. Lunven s’est suicidé et Velly en fut durablement affecté. Sa femme bien-aimée meurt également dans Petit portrait de Rosa (fig. 12, 1968), dont la tête coupée flotte dans les nuages au-dessus d’un paysage inquiétant. Son fils mourra tôt ou tard (dans une très petite mais belle pointe d’argent, fig. 13) et le fidèle chien Pirouette mourra également (à moins qu’il ne soit sur le point de mettre bas). Et bien sûr, pour clore cette longue liste morbide, l’artiste lui-même meure, et ce à de nombreuses reprises, comme dans Sphère28, ou dans la prémonitoire Étude pour les portes de la nuit (fig. 15).
Il grave également les traces de la vie qui fut, de Petit crâne à Débris (fig. 14), deux petites planches de 1969, ainsi que Escargot et compte-fils de 1971, où repose une coquille vide sans vie. Bucrane, une belle huile de 1986, représente un crâne de bœuf posé sur la plage. On ne compte plus les crânes humains (Velly en avait dans l’atelier, posés sur une étagère) successivement gravés, peints, dessinés à l’encre, au crayon ou à la pointe d’argent.
En conclusion, on pourrait croire que, pour Velly, le monde est un vaste cimetière. Et, en effet, on dénombre beaucoup de cercueils et de pierres tombales dans ses gravures, dessins et aquarelles (comme dans la série Velly pour Corbière), puis dans la série des fleurs, souvent éparpillées sur des monolithes29 à peine suggérés. La mort est donc le thème central de l’œuvre vellynienne.
Cependant, soulignons que, toujours, la mort génère la vie, tout comme la vie génère la mort30.
En effet, dans un rare enregistrement de 1975 de son fidèle ami Michel Random, Velly explique : la vie et la mort sont présentes à chaque instant de notre vie31.
M.R. Vous ne croyez pas que la mort c’est la fascination de se jeter dans quelque chose qui ne serait plus aucune peur ? L’idée de pouvoir lâcher prise à toute peur ?
J.P.V. La mort ? Non, je ne crois pas. Peut-être, plus tard, avec un peu plus d’expérience, on doit admettre certaines choses. D’un autre côté, je ne comprends pas pourquoi, un jour, je n’aurais plus ces plantes, je n’aurais plus cette mer, je n’aurais plus ce ciel… Alors, peut-être, qu’en continuant ce travail… de mon travail naîtra l’acceptation de cette chose, non pas facilement. Peut-être j’accepterais alors l’idée de la mort comme un don reçu et comme un retour aux sources. Mais, malheureusement, je n’en suis pas encore là, intérieurement.
M.R. La mort, c’est quoi ? C’est vraiment angoissant, c’est fascinant, redoutable ?
J.P.V. Oh ! C’est tout à la fois, la mort ! Ça existe à nos yeux, ça n’existe peut-être pas. Moi je traite ces sujets-là, parce que, non pas d’une manière réconfortante pour moi… [mais] il me semble que, plus j’avance, disons, plus c’est comme dans mes gravures ! C’est comme dans ce ciel qui se mélange avec la mer… Bien sûr, rien ne se perd, c’est bien connu32. Mais il y a l’acceptation : entre le savoir et l’accepter – et je parle, quand je dis « savoir », d’une connaissance intime, non pas livresque ou culturelle, une connaissance profonde, de choses, disons, pour ainsi dire, vécues: je crois qu’il y a deux. Entre dire « Oui, d’accord, c’est comme ça…et c’est bien que ça soit comme ça…33» c’est difficile ! Peut-être parce que on a toujours l’impression qu’après, il y a quelque chose… Il n’y a peut-être rien, je ne sais pas… Et s’il n’y a rien? et bien, on est tous là-dedans ? on est tous dans l’bouillon, non ? (rires).
M.R. Ouais, c’est vrai… Jean-Pierre Velly, moi, je suis fasciné par ce thème de la mort, qui ne vous est pas propre au sens « création » du terme, mais qui est, disons, dans notre temps, à peu près à tous vos confrères les graveurs, je dirais, le thème dominant. Il n’y en a peut-être pas un qui y échappe au fond, qui ne l’ait pas traité d’une façon un peu obsédante. Comment vous ressentez ça, globalement ? Pourquoi ce thème de la mort peut-il revenir si souvent aujourd’hui dans l’œuvre contemporaine ?
J.P.V. Ah ! C’est difficile à dire. Je ne pense pas d’ailleurs que ça soit particulièrement dans l’œuvre contemporaine. Je crois qu’à toutes les époques, à tous les âges, ça toujours été le problème principal, primordial. On peut dire que, maintenant, il ne s’agit peut-être plus de la mort de l’individu, justement, mais de la mort de la société, d’une collectivité… Alors le problème est bien plus grave. C’est bien plus grave, je crois, parce que entre ma mort, à moi, personnelle, ma petite mort tranquille ou dramatique, et la mort, tranquille ou dramatique, d’ailleurs, de toute une société de la Terre, de toute une humanité, il y a quand même deux. L’un n’est pas grave, l’un est un accident journalier, et l’autre est un accident, ohhhh, peut-être, on peut dire, annuel…
M.R. C’est un horizon sans espoir, au fond, non ? L’horizon est tout à coup bouché.
J.P.V. Là, c’est difficile à moi de le dire, parce que je viens de vous dire que j’ai peur de la mort, en essayant toujours de se mettre au degrés au-dessus. Non, ça ne serait pas une chose catastrophique. C’est catastrophique pour la fourmilière si on met le pied dessus ou on y met le feu. Mais la race des fourmis continue à vivre. Donc, ce n’est pas catastrophique. Et puis, sincèrement, je suis vraiment persuadé que l’homme n’est peut-être pas, comme on l’a toujours cru, le centre de la création, le summum… Ça, pas du tout ! Peut-être ? Et, si c’est comme ça, très bien, sinon…très bien, également ! C’est trop facile de se dire qu’on est les plus forts34; c’est même assez enfantin… non ?
M.R. Oui. Jean-Pierre Velly, cette fin et ce début, c’est où ? ça va où ?
J.P.V. J’en sais rien ! J’en sais rien ! On retourne peut-être à l’élément, à la mer ! On se noie certainement dans l’inconnu, de toute manière, à la mort, non ? À la dernière seconde de vie, on se noie à l’inconnu. Alors, c’est ce trou de lumière, ou d’ombre, encore une fois, il me semble… de lumière, ou d’ombre… C’est bien, c’est pas bien, de toute manière, c’est bien, enfin !
[Graver] “C’est peut-être également la tentative d’arrêter dans le temps une image… Ce que je fais n’est très drôle, disons, dans la mesure où je ne suis pas arrivé au stade ultime de la sagesse (rires) et où j’ai peur, comme chacun, de cette perte du « moi », qui me permet d’être conscient. C’est à dire que cette perte de la conscience… et c’est la peur de la mort.
Velly en reparle en 1982 avec le même Random.
J.P.V. C’est pas grave… Bientôt, on va s’anéantir nous-mêmes et comme ça, ça va être parfait ! Comme ça, les insectes… Tu sais que les insectes (les coléoptères, je crois) sont les seuls paraît-il (j’ai lu un peu là-dessus) qui ne sont pas du tout atteints par les radiations atomiques. La vie est tellement à profusion. Tu sais, si tu veux te suicider, tu te suicides, hein ! Tu crèves dans ton coin, c’est tout. Il y a un tas d’hommes qui vivent encore à côté. Alors l’humanité, si elle veut se suicider… bon, qu’elle se suicide, c’est tout ! Au moins les rats auront la paix! Et puis il paraît qu’on a des cellules qui sont vieilles de milliards d’années. Donc, on a été rat, on a été feuille… Je ne te parle pas ici d’une métempsycose avec retrouvailles de la personnalité, mais, je veux dire, une espèce de vieille connaissance qui certainement est vraie35.
M.R. Quand on meurt, tout se re-mélange car les gènes sont indestructibles.
J.P.V. Et on a peur de la mort - encore une fois - et moi aussi d’ailleurs… quelques fois…par égoïsme !
Mais, si la mort n’existait pas, on ne serait pas là en train de parler ! Si la mort n’avait jamais existé, la mort physique, la destruction ou la re-transformation de la matière, si tu veux… Mais laisse-moi parler ! Et comme on va crever ! Eh bien, il va y avoir une récupération quelque part, je sais pas où… qui va faire que dans vingt ans, peut-être, encore deux types parleront - dans vingt ans, trente ans, ou dans cinq ans - parleront, comme on le fait comme ça, sur des sujets qui semblent complètement fous, complètement délirants, et qui sont très réels. On est là pour se transformer de toute manière, pour ne pas bouger, ce qui serait la même chose. Ne pas évoluer, de donner un sens à la mort, ce serait peut-être la plus grande transformation.
M.R. Mais, là, tu es moins hanté par la mort, maintenant…
J.P.V. Oh ! ça veut dire qu’elle m’habite de plus en plus…
M.R. Elle t’habites de plus en plus ?
J.P.V. Bien évidemment…
M.R. Donc, t’en parles de moins en moins…
J.P.V. Ben, bien sûr !
M.R. Tu n’as pas peur, tu n’as pas peur de la mort, quand même ?
J.P.V. Ah, si ! Quand même, on a peur…Oh! Pas pour moi, non, pas pour moi…
M.R. Mais quand même, maintenant, tu parais un peu plus serein de ce côté-là… Tu avais une période à un moment donné, presque, une période un peu suicidaire… Et puis maintenant, l’accomplissement, la sérénité…
J.P.V. Suicidaire… suicidaire…
M.R. Ah ! Il y avait quelque chose de terrible… il y a quelques années…
J.P.V. Tiens : « Parti le soleil, mon ombre avec » (rires).
En 1983, le dialogue reprend.
M.R. Il y a chez toi la vision de l’homme couché, qui est étendu ; chaque coin de son être conjugue avec un point de l’univers.
J.P.V. C’est comme un cocon, le cercueil, c’est comme un cocon… ou une chrysalide, non ? C’est peut-être la seconde naissance…
M.R. C’est l’image de la structure absolue.
J.P.V. Peut-être, mais de toute manière, on parle de microcosme et de macrocosme, mais pour pouvoir se comprendre. Mais je crois que c’est exactement la même chose36. C’est-à-dire que c’est un problème qui n’existe pas. Il faut parler avec des mots, mais c’est la même chose, non ?
M.R. Ouais… où est la différence ?
J.P.V. Il n’y en a pas ! Entre l’infiniment petit et l’infiniment grand, il n’y en a pas. On calcule avec des heures, avec des kilomètres, avec des années-lumière avec… J’en vois pas personnellement. Ce sont des échelles de mesure et, encore une fois, des mots avec lesquels on s’exprime pour essayer de définir au mieux ce que l’on a envie de dire… Qu’est ce que ça veut dire des millimètres, l’année-lumière ? ça n’a pas d’importance, non ?37
J.P.V. Écoute, quand j’étais tout jeune, quand j’avais quinze ans, je me disais : « Mais, écoute, Jean-Pierre, quand même, faudrait… » et c’était une offense à mes parents et à la vie elle-même… je me disais : « quand même, il faudra que tu meures moins con … que [quand] tu es né ! » Je me suis rendu compte après que c’était une offense. Pourquoi ? Parce que moi, je me dis [aujourd’hui]: « Il faudrait que je meure aussi innocent … que [quand] je suis né. »
Au vu de ses propres paroles, nous pouvons donc déduire que dans l’esprit de notre artiste, la mort n’est en aucun cas définitive. Au contraire, c’est un nouveau point de départ, évidemment bien différent de la vie qui vient de s’achever, mais le temps infini disponible (peut-être même cyclique) signifie que nous pourrions bien “renaître”, nous “réincarner” des millions de fois, pour (re)devenir des bactéries, des microbes, des graines, des vers de terre, des insectes, jusqu’à peut-être revenir à ce que l’on était, et que nous avons déjà été. Ce concept est appelé “samsāra”, c’est-à-dire un cycle infini de mort et de renaissance. Ceci nous relie à des théories philosophiques ou à des religions très anciennes d’origine indienne (hindouisme, bouddhisme, tantra), aux traditions babyloniennes, orphiques et pythagoriciennes (théorie de la métempsycose), stoïciennes, et qui ont perduré dans l’histoire des Idées avec Platon (Le Phèdre), Plotin et même dans certaines sectes chrétiennes primitives. À la Renaissance, les chantres sont, entre autres, Giordano Bruno, Marcile Ficin et Paracelse et tout le courant alchimiste, qui imprègne les gravures du XVIème et XVIIème siècles, précisément celles que Velly appréciait semble-t-il le plus.
L’artiste pourrait donc avoir eu une conception du temps bien différente de celle du commun des mortels qui, pour la plupart, la considèrent fluide (passé, présent, futur). Sa sensibilité particulière l’a poussé, d’une part, à exister ou pour mieux dire à partager son existence à plusieurs époques simultanément38 dans une sorte de synchronicité. D’autre part, il aurait pu considérer vraisemblable l’hypothèse de l’éternel retour de Nietzsche39, à moins qu’il ne fut en proie qu’à une chronostasie chronique, aussi appelée “arrêt du temps”40 ! À ce propos d’ailleurs, il explique avec fermeté à Jean-Marie Drot, toujours en 1989: « Je suis un homme d’aujourd’hui, je suis en train de parler avec vous à présent; je ne suis pas un fantôme et donc la trace d’aujourd’hui est dans ce que je fais. Malgré moi. » Dire aujourd’hui d’être d’aujourd’hui pourrait sembler un propos assez étrange, étant un fait tenu pour acquis, même si cela n’était pas tout à fait évident, ni pour lui, ni pour les autres qui l’ont fréquenté, comme par exemple Giuliano de Marsanich, son ami et galeriste qui raconte: “Il vivait un peu comme au Moyen Âge, il avait une relation médiévale avec son travail: la vie et le travail ne faisaient qu’un. Son atelier ressemblait aussi à un de ceux du Moyen Âge: et je vous assure que son studio était d’une suggestion très forte, plein de chauves-souris mortes, de crânes, d’os, de libellules... un endroit invraisemblable !”41
À la Villa Médicis en 1989, l’ex-pensionnaire qu’était Velly expliquait alors à Jean-Marie Drot qu’il était “un homme d’aujourd’hui.” En effet, il avait déjà vécu en Italie plus de vingt ans, dans des contextes toujours “anciens”. À 23 ans, boursier, il a habité et travaillé pendant quarante mois dans ce palais historique romain, siège de l’Académie de France à Rome42. Plus tard, il a emménagé dans une vieille maison, dans le centre historique d’un ancien village, Formello, où la présence humaine remonte à la préhistoire et dont le sol regorge de fragments d’objets étrusques43. Il travaille dans une sorte de laboratoire alchimique, une wunderkammer, à la manière des maîtres anciens comme Rembrandt. Il dessine et peint des sujets figuratifs (souvent sur des papiers anciens ou froissés) liés à une tradition historique, à contre-courant par rapport à la période durant laquelle de nombreux artistes étaient en rupture avec la tradition. Un aspect qui le caractérise et qui le rend unique est la volonté ne pas vouloir avoir un style propre, une «marque» qui fait reconnaître immédiatement son auteur d’une œuvre d’art (Ah ! Mais c’est un Botero, c’est un Warhol, c’est un Picasso !). En effet, il aurait aimé éliminer complètement un style délibérément vellynien, et arriver à dessiner des choses simples qu’il rendait sublimes: « J’aimerais bien qu’il n’y ait pas de trace, pouvoir enlever de mon travail absolument toute historicité. Ce serait ainsi atteindre à un discours bien plus ample, plus humain. C’est ce que je m’acharne à faire. Quand j’ai un crayon dans les mains, je veux dessiner, saisir la chose la plus anonyme qui soit. Ce serait mon idéal. Je veux ça44. »
Exister au lieu d’insister. Cependant, le sujet de ses œuvres est “contemporain”, il aurait été considéré comme contemporain dans le passé, et le restera également à l’avenir. Les critiques ont indiqué que ses œuvres étaient au-delà du temps, bien qu’elles ne font nullement abstraction du temps. On pourrait avantageusement souligner plutôt qu’elles sont de tous les temps, car il n’y a rien d’ancien, ni même rien de vraiment nouveau, mais que tout est vivant. « Les vrais critiques d’art sont eux aussi des poètes, les autres ont la mémoire encombrée de références historiques ; ils ont l’obsession du classement et se font gloire de dire : “C’est nouveau.” Mais la Vénus de Milo est toujours actuelle, Rembrandt toujours vivant. Rien n’est nouveau. Il n’y a que notre vie qui change45. »
Sa relation avec le temps est donc multiple. Dans un certain sens, il aurait voulu l’arrêter et il l’a fait avec ses œuvres, qui ont été le pivot de toute sa vie, son héritage, et qui racontent son histoire. D’un autre côté, il savait que la roue du temps ne s’arrêterait jamais, ni pour lui, ni pour ses proches, ni pour ses œuvres, ni d’ailleurs pour le reste du monde.
Relisons la préface de Jean-Marie Drot, intitulée Jean-Pierre Velly ou le temps dominé, publiée à l’occasion de l’exposition rétrospective à Villa Médicis (catalogue Fratelli Palombi, Rome, 1993).
« Pareil à un marin de sa Bretagne natale, Jean-Pierre Velly s’est englouti, non pas dans l’océan qui, à Audierne, avait fasciné son enfance, mais dans les eaux sournoises d’un lac italien. À Bracciano.
Mais peut-être Velly n’est-il pas mort ? Il s’est retiré. Quelque part. Il a tourné le dos. Sans un mot d’explication, il a disparu, il a quitté notre monde des apparences. Il a traversé la surface du miroir aquatique si semblable à ces plaques de cuivre où, pendant des années, patiemment, il a écrit les signes de son univers.
Dans ce sillage marin, dans les éclaboussures liquides qui le recouvrent, à la lisière des eaux, Velly nous laisse ses autoportraits qui toujours et plus que jamais nous interrogent, guettant, au-delà de nos présences fragiles, éphémères, l’imperceptible glissement du temps.
Me frappe aujourd’hui combien ces autoportraits ont été dessinés méticuleusement, en connaissance de cause par Velly, pour être décryptés, après l’accident et nous donner de lui-même une image soigneusement choisie et préférée par lui à toute autre. Ainsi, par-delà sa mort, Velly atteste-t-il qu’un artiste véritable, par son travail de Pénélope, grâce à son don de métamorphose et de mise en orbite au-dessus des ravages de la vieillesse et de la putréfaction, peut triompher du temps, et même en bout de course, l’emporter sur la mort, la ridiculiser, lui arracher une victoire plus certaine, plus définitive surtout que celle promise par les prêtres...
Bref, l’antique rêve des Egyptiens repris par Velly dans son officine de Formello. Tout autour, dans cet atelier qui était celui d’un alchimiste plus que d’un graveur, je revois cet environnement chaotique que Velly avait rassemblé : ailes de libellules suspendues, ossements blanchis de taupes et de mulots, squelettes en dentelle d’oiseaux des champs. . .
Un jour, j’y avais écouté le bruit minuscule d’un métronome que venaient recouvrir les grattements têtus du burin de Velly en train de régler son compte à la camarde aussi sûrement que l’acide sulfurique détruit les chairs... Dans son l’Autoportrait en couleur de 1988, qui fixe-t-il si âprement, les yeux dans les yeux avec cette force terrible d’un regard qui nous rejoint après avoir traversé les espaces sidéraux. Oui, qui ?
Presque masqué, l’oeil gauche de Velly est encore voilé d’une brume automnale, mais sous la chenille noire du sourcil en accent circonflexe le droit ne cille pas et sans complexe affronte, pour lui dicter ses ordres, une mort peureuse ratatinée, se retirant en coulisse, ses pieds fourchus pris dans les plis de la tunique...
Sur fond de nuit intemporelle, ce portrait de Velly est celui d’une sorte de Robur le Conquérant, un astronaute vainqueur qui nous revient du fond de la Voie Lactée, après y avoir contemplé la planète Terre et sachant de bonne source qu’elle est bien, comme l’affirme le poète46, « une orange bleue… »
Pensant très amicalement à Velly, lui ouvrant la porte de cette Villa Médicis qu’ancien pensionnaire il connaissait dans ses moindres recoins et où, dans un instant, il va rejoindre ses vrais ancêtres ; je veux le regarder encore qui me regarde, cette fois, dans l’Autoportrait de 1987 : il s’est représenté sans complaisance avec une certaine sévérité ; les cheveux flottent, le torse est droit, la bouche un rien amère ; les yeux de Velly scrutent, fixent avec hauteur, mais qui ? Quoi ? Quelqu’un ?
L’approche d’un ennemi ? D’un danger ? Toujours le même ?
Pourtant sur ce visage de Condottiere (au sens où l’entendait un André Suarès dans son beau livre du voyage italien) je ne lis pas la moindre peur. Si angoisse il y a, elle se cache à l’intérieur. Tout au fond. Derrière l’écorce. Rien que pour soi.
Jean-Pierre Velly ou le temps dominé.
Velly ou le chevalier sans peur et sans reproche. Ses armes, pinceau et burin, sont restés sur l’établi gardant encore un peu de la chaleur de sa main.
Certains diront et bien sûr, au cours de notre entretien, j’avais posé à Jean-Pierre Velly cette inévitable question. . . que son oeuvre est par excellence « à contre-courant ». Mais à contre-courant de quoi ? Du fatras dérisoire qui encombre on se demande pour combien de lunes galeries et musées de France et de Navarre ? Pour la plus grande jubilation d’un Marcel Duchamp au fond de sa tombe normande…
À contre-courant ?
Ou plutôt, affirmation d’un art voulu, choisi, tissé au-delà des modes ? Selon une exigence strictement personnelle et autant morale qu’esthétique.
D’ailleurs peut-on encore être en avance ou en retard sur ces manifestations lugubres que programment tristement les fonctionnaires des pompes funèbres des arts conceptuels internationaux ?
C’est-à-dire de nulle part...
Car le néant n’implique rien d’autre que lui-même. Rien, c’est rien. Rien de plus. Rien de moins. Nous sommes de plus en plus nombreux à penser que tout devra être reconquis. Un jour. Au-delà de ces décombres. Le sablier a été brisé, émietté. Il ne reste, épars, que les débris d’un monde qui a honte de lui-même.
Chez Jean-Pierre Velly, au contraire, à la frontière du visible, a son talent pour saisir le dedans et le dehors, la peau et l’Âme, la nuit et la lumière, les ruines et le signe avant-coureur d’un renouveau.
D’une Renaissance. »
Alberto Moravia, dans sa préface du catalogue de 1984 de la Galerie Don Quichotte, a parfaitement bien décrit le dualisme fondamental de l’artiste.
« Il y a, à l’origine des aquarelles et des peintures à l’huile de Jean-Pierre Velly, une sensibilité de type nordique et gothique qui trouve très naturellement ses modèles idéaux dans le oeuvres de Dürer et de Bosch. Velly se rattache au premier par un trait net et épais, fertile en détails dont la précision produit un effet de prolifération hallucinante; au second, par un effort de composition tendant à créer des mondes fantastiques où les monstres du sommeil se confondent avec ceux de l’état de veille. Le réel apparaît, dans ces gravures, comme une sorte de gélatine aux formes enchevêtrées en elles-mêmes et toutefois exactement tracées et qui permettent de passer du naturel à l’humain, et de là à l’inhumain en une continuelle métamorphose qui laisse deviner un esprit et une imagination irrésistiblement portés vers la métaphore et le symbole.
Le trait de Velly s’acharne tantôt sur un coquillage, tantôt sur une fleur; ou bien il donne de l’espace, du souffle et du mystère à de vastes ciels rêvant ou menaçant, à de lugubres étendues de flots marins, frisant sous une sinistre accalmie. Souvent le détail défini avec une exactitude gothique, et l’universel, évoqué avec une imprécision romantique, sont réunis dans des compositions à la fois pleines de désastres et d’enchantements. Au premier plan, on peut voir de catastrophiques cimetières de voitures ou des amas répugnants de déchets industriels,
au second plan des paysages infinis, lumineux et indifférents. Ou bien, le ventre d’un personnage féminin éructera dans l’air une colonne d’objets hétéroclites: la civilisation industrielle singe la création naturelle. Quoiqu’il en soit, la dichotomie caractéristique de Velly apparaît déjà dans ses gravures: la présence simultanée et sans contraste du fini et de l’infini. Le fini est tout ce qui se trouve au premier plan aussi bien dans le temps que dans l’espace; l’infini, les immensités naturelles qui s’estompent et se transforment en immensités spirituelles. Le fini nous est contemporain; l’infini était avant nous et restera après nous.
Nous nous arrêterons un instant, parmi les nombreuses gravures, sur Les temples de la nuit, oeuvre qui remonte à 1979 (fig. 17), une époque assez récente. On y voit, au premier plan “fini“ habituel, une femme qui, comme la Daphné du mythe, semble être sur le point de se transformer en arbre. La femme rappelle l’habituel prototype à la Dürer que Velly affectionne: corps aux formes rondes, musclé, puissant; visage sévère de sibylle. Du corps de la femme, surtout des bras, du cou et des seins se ramifient les branches de l’arbre dans lequel elle se transformera bientôt. La femme est étendue, sa silhouette occupe tout le premier plan du tableau.
Ici aussi, l’infini est représenté par une mer nocturne et mélancolique dont les vagues semblent aller à rebours, partant de la femme et se dirigeant vers un astre mystérieux, entouré d’un halo luminescent. Du halo, par myriades, pleurent sur la mer et la femme-arbre des gouttes d’une lumière brillante et vitreuse.
Nous nous sommes arrêtés sur Les temples de la nuit parce qu’on y trouve déjà en puissance l’idée ou plutôt la métaphore qui triomphera dans les aquarelles dès 1980 à aujourd’hui. L’idée, ou plutôt la métaphore, est que par rapport à l’infini, ou, si l’on préfère, par rapport à l’éternité, l’homme est justement cette herbe des champs dont parle l’Evangile; l’homme est justement ce “roseau pensant” dont parle Pascal, infiniment fragile, irrémédiablement caduc, et pourtant doué d’une forme pensée, c’est-à-dire finie, auquel l’infini ne peut aspirer. Naturellement, nous ne voulons pas dire que Velly ait été amené à développer consciemment, en partant de Les temples de la nuit, la métaphore du végétal éphémère, allusion à la fragilité et à la caducité humaines; nous disons que dans la gravure s’annonce déjà le schéma qui prévaudra dans les aquarelles : fleurs, branches, arbres, herbes situés au premier plan ; et la mer et le ciel réunis en un seul espace spirituel au second plan. Pour quelle raison le “végétal irrégulier” baudelairien à-t-il prévalu sur les nombreux objets dont étaient surchargés les premiers plans des gravures ? A notre avis, à un décantage progressif de la dichotomie fini-infini, dont la représentation semble être poursuivie par Velly dès le début de son oeuvre. En fait, qu’y a-t-il de plus fini qu’une fleur? Sa caducité elle-même le contraint à une rapide perfection presque immédiate.
Maintenant que le schéma est aussi clair dans notre esprit que dans celui de Velly, regardons les aquarelles d’un oeil qui sait s’arrêter sur le détail. Regardons par exemple comment ces branches et rameaux, ces fleurs et fleurettes, ces feuilles et petites ramures sont évoqués : d’une main ferme et avec une attention soutenue, à quelques instants de leur mort. Le pinceau a suivi la branche à la forme incertaine mais rouge comme le sang, jusqu’à ses prolongations les plus aériennes et les plus transparentes, et les feuilles qui y poussent sont elles aussi saisies sur un mode existentiel; quelques unes parfaites, d’autres quelque peu froissées, d’autres encore, mangées par les insectes ou par quelque maladie. Ce n’est pas une plante digne d’une illustration d’un traité de botanique que nous avons sous les yeux, mais une plante vivante, transcendée par sa signification. Cette plante avec sa signification, ce roseau pensant, est jetée, abandonnée, projetée sur un seuil au-delà duquel se trouve le mystère d’une mer calme dont les horizons s’estompent dans un ciel immense et vaporeux. Velly a rendu le mystère de l’infini plus mystérieux grâce à la précision délicate avec laquelle il a représenté le mystère parallèle et contemporain du “fini”. Que l’on considère combien il affectionne certaines floraisons en forme de campanules diaphanes, ou de gouttes brillantes de rosée, ou encore en forme de minuscules lanternes en papier glacé. L’apparence de ces fleurs, de ces plantes, de ces herbes de Velly nous parle d’une fragilité extrême. Et toutefois nous sentons que l’élan vital qui a produit ces miracles végétaux est malgré tout encore présente, et dès que les fleurs, les plantes et les herbes seront flétries et mortes, d’autres seront produites, comme pour défier l’éternelle énigme, fatale et mélancolique, des espaces infinis, célestes et marins. Donc en suivant la métaphore, le rapport entre fini et infini est éternel; l’un ne peut exister sans l’autre.
Le chemin de Velly, de Dürer et Bosch à lui-même est aussi le chemin qui de l’invention des monstres et des catastrophes l’a conduit à la contemplation des fleurs et des plantes utilisées justement comme métaphores de ces monstres et de ces catastrophes. La même main qui autrefois avait mis au premier plan les horreurs du présent, arrête maintenant avec la même intention, l’humble vie végétale dans son devenir.”
traduction Michele Lombardo, adaptation P.H.
Dans le même catalogue de 1984 intitulé Velly au-delà du temps, Jean Leymarie écrit:
En 1970, après avoir été pensionnaire la Villa Médicis, Jean-Pierre Velly, conquis à son tour par l’Italie, se fixe avec sa famille en un vieux bourg près de Rome. Le lieu, sur un ancien territoire étrusque, impose, hors du tourisme, sa grandeur rude et sa continuité millénaire. Pour affronter ainsi la haute solitude indispensable aux créateurs exigeants, il fallait être sûr de sa vocation et porter en soi son propre univers. Velly, de souche bretonne, né vers la pointe du Raz, a pour épouse une femme catalane, pôle méditerranéen complémentaire. Depuis son installation, il reçoit les encouragements et le soutien maternel d’une galerie romaine dont l’animateur, devenu son ami, se passionne pour son travail, en montre périodiquement les résultats.
Velly débute essentiellement comme graveur et le catalogue établi de son oeuvre entre 1961 et 1980 comprend une succession de 82 burins et eaux-fortes qui saisissent aussitôt par la rigueur archaïque de leur métier et la tension apocalyptique et moderne de leur contenu. Mario Praz, en son introduction47, les relie à leurs sources nordiques et germaniques, au courant de la tradition fantastique qui s’exaspère à la fin du Moyen Ȃge et durant la crise maniériste. Il cite notamment, parmi les références majeures, Schongauer, Dürer, Bosch, Spranger, auxquels il convient d’ajouter deux graveurs hallucinés, fort étranges, l’inégalable Hercules Seghers, qui fascina Rembrandt, et le bohème errant du Romantisme, Rodolphe Bresdin, ami de Baudelaire et maître d’Odilon Redon. Velly retient du premier sa géologie dévastée, du second sa dramaturgie sylvestre et ses spectres nocturnes. Ses planches, dont les exégètes auront à déchiffrer la syntaxe accumulative et la profusion symbolique ont pour thèmes les grotesques, les métamorphoses, les gouffres, les hybrides, les massacres, les cataclysmes, la monstrueuse asphyxie de la vie organique par la prolifération mécanique. Parfois, le corps ou le visage aimé de la femme assistent au cauchemar planétaire et en subissent les affres. La perfection artisanale du détail s’intègre au rythme grandiose de l’ensemble.
Depuis trois ou quatre ans, Velly a renoncé au langage du noir et blanc qui lui semblait consubstantiel, à la pression onirique, et s’est tourné vers la couleur effusive et la vision naturelle. Dans un mouvement non d’expansion, mais de décantation. Deux séries transitoires de ses dessins aquarellés ont été publiées en albums, l’un avec un avant-propos de Leonardo Sciascia, pour illustrer Corbière, l’autre, avec des scolies de lui-même, pour évoquer et ranimer le Bestiaire perdu. De son compatriote breton Tristan Corbière, le plus pur et le plus actuel des poètes maudits réhabilités par Verlaine, il choisit, en révélant ainsi sa sensibilité personnelle et ses affinités profondes; ces joyaux absolus que sont les Rondels pour Après. Leur musique exquise et funèbre de berceuse nous parvient à travers le ciel et la mer immenses comme le murmure des Ys englouties. Le poète nié, meurtri par la vie est absous par la mort, qui le restitue à l’enfance, au sein maternel de la terre, veillé par « les fleurs de tombeau ».
Après la rédemption de la figure humaine sous les espèces du paria, Velly sauve et consacre du règne animal les bêtes rejetées, torturées, anéanties, insectes, rats, têtards, chauves-souris. Deux des images de son Bestiaire de pitié montrent la cétoine et le scarabée aux reflets métalliques près de bouquets de fleurs aux lueurs phosphorescentes.
Les fleurs se séparent des coléoptères et inaugurent en 1980 le groupe inédit des aquarelles autonomes à registre végétal ici soumises au public romain et magnifiquement commentées par Alberto Moravia. Celui-ci souligne leur teneur esthétique et spirituelle, dégage leur place originale dans le cours d’une oeuvre qui fonde son unité sur le battement inéluctable entre le fini et l’infini, l’humain et l’inhumain, l’éphémère et l’éternel. L’aquarelle aux flexions aériennes est la technique même de la peinture chinoise où prédominent le paysage et les ensembles végétaux. Elle n’acquiert en Europe sa pleine indépendance et sa fluidité lumineuse qu’au XIXème siècle, avec Turner sur le versant nordique et Cézanne sur le versant latin. Sa liberté suppose la maîtrise préalable du dessin. Dürer, dont le génie foncièrement graphique est pour Velly l’exemple suprême, a créé des aquarelles sur nature, insolites en son temps, qui restent les prototypes les sommets du genre et, pour les jeunes artistes contemporains, des incitations inouïes à redécouvrir la densité du réel.
Soucieux de s’appuyer matériellement aussi sur le passé, Velly recourt aux beaux papiers anciens et les froisse à l’avance. Il a commencé par des aquarelles de fleurs, bouquets de lunaires, bougainvillées ou campanules. Leurs clochettes pourpres à bractées d’argent s’inscrivent sur des fonds luminescents dont on ne sait s’ils sont diurnes ou nocturnes. Les fleurs éclosent et périssent comme les merveilles brèves et renouvelables de la nature et l’une d’entre elles, la saxifrage des roches, est dite justement le désespoir des peintres, qui s’exténuent à rendre ses nuances délicates. Des fleurs trop précieuses, aux teintes chaudes, quoiqu’estompées, Velly passe aux herbes simples et aux plantes des champs, aux tonalités basses et froides. Elles se dressent en gerbes ou s’étalent à plat, non à l’intérieur, mais en plein air, au milieu de l’espace entier et de son déploiement turnérien. Il y a réduction du motif et ouverture atmosphérique. Velly s’avère aussi fin coloriste que dessinateur méticuleux, sur des accords de vert pâle rompu de jaune et ponctué de rouge. Les tiges ramifiées et les feuilles véridiquement transcrites en leurs moindres dentelures ont pour support courbe ou tendue, proche ou lointaine, une bande de terre cendreuse sous l’arche vibrante du ciel.
Ces aquarelles de fleurs et de plantes échappent à la spécialisation traditionnelle du genre et aux catégories de la nature morte. Elles suscitent une méditation silencieuse sur le mystère végétal et sa résonance humaine, sur les contrastes entre les formes vulnérables de la vie et la permanence cosmique des éléments. Dans l’Intermezzo miraculeusement traduit par Gérard de Nerval, Henri Heine demande, empli de chagrin, quand d’autres poètes autour de lui les voient encore resplendir, « Pourquoi les roses sont-elles si pâles ? » La déperdition de la lumière est aujourd’hui plus grave qu’alors. Pourtant, « les herbes au vent » et «la fleurette blême » associée par Corbière aux tombeaux ne cessent d’incarner la beauté concrète du monde et les effluves de l’âme. En février 1921, Rilke, chantre des fleurs, reçoit, comme message d’amour et de renouveau printanier, le bouquet délicieux que lui envoie une femme peintre. Il la remercie en livrant ses réflexions admirables sur le sens actuel de l’art, sur la perte du sujet, dont il admet les raisons, mais qui le trouble. Il préfère s’en tenir à la vision primordiale et à la réalité quotidienne. « Moi, dit-il, à partir de tes petites primevères, je puis repartir à neuf ; vraiment rien ne m’empêche de trouver toutes choses inépuisables et intactes : où l’art prendrait-il son point de départ si ce n’était dans cette joie et dans cette tension d’un commencement infini ? » Velly s’est engagé loyalement, au seuil de la maturité, dans un contexte désormais propice, sur cette voie humble et plénière.
Vittorio Sgarbi écrit en 1988 une intéressante préface intitulée : Velly au-delà de Velly, ou l’espoir du néant 48
Pourquoi Jean-Pierre Velly se montre-il, dans ses autoportraits à la fois si méticuleux et si libres, si différent de ce à quoi il ressemble en réalité ? Certainement pas par inexpérience, et ni même par infidélité à la réalité. C’est l’âge plus avancé et l’humeur qui, d’ironique et gaie, se fait dans ses dessins dramatique et terrible, qui semble ne pas correspondre à la réalité. L’expression de Velly est celle d’un grand mélancolique. Sur son visage s’imprime le tourment tragique, comme une autobiographie revue à travers l’iconographie de l’Ecce Homo.
Velly tourmenté, exige, recherche. Il démontre une haute concentration et une grande conviction de lui-même, héros romantique qui a été autorisé à franchir le seuil d’une jeunesse fascinante pour puiser dans les connaissances sérieuses de la vieillesse. Velly s’est vieilli, car il le veut. Il exagère les cernes noirs sous les yeux, les plis du cou, comme si le temps consacrait la dignité.
Patient au travail comme un silencieux et infatigable forgeron, Velly exprime tout dans un dessin, avec quelques signes, creusant au delà de lui-même, au-delà du temps, au-delà du visage, pour rejoindre l’ombre du crâne qui domine, presque imperceptible, au-dessus de sa tête, dans une vie après la mort qui a lieu au delà de la vie de la feuille, de l’image. Il dialogue avec cette ombre, avec la main bien arrêtée, posée, et en effet toujours immobile sur un plan, comme déjà saisie par la mort; et c’est bien à la main que l’image doit la vie.
Le crâne posé en haut sur une étagère : c’est tout ce qu’il reste, dans une réduction à l’essentiel, de ce monument extraordinaire dédié à la fin des temps et à son immobilité, de l’atelier de Jean-Pierre Velly à Formello. Partout du plafond, pendent à des fils des os blancs d’animaux collectés patiemment, finement poncés, pures formes et cependant purs os.
Des ailes de papillons, des libellules pourries, des carcasses d’oiseaux desséchées, sont fixées le long des murs dans un chaos indescriptible de feuilles de papiers qui ont la même légèreté que celle des os et des animaux fixés au mur. Ce cimetière grandiose, sans ordre ni harmonie, sans artifice décoratif, rappelle l’église des Capucins à Rome. Velly travaille à son tableau posé et isolé sur un chevalet; l’image sort intacte et vivante de l’infinie catastrophe environnante: un vase de fleurs devant une vallée, une image de vie parmi tant de mort.
Velly suscite le paradoxe, le cherche. C’est cette contradiction qui provoque l’étincelle. Sa conscience est suspendue entre la vie de la nature et la mort des choses. Il y a donc l’expérience, la vieillesse, l’extrême clarté qui nous est donnée avant la mort. C’est pour cela que Velly se vieillit. Sur la pierre tombale de Guglielmo Bardiich dans l’église de Sant’Anna des Lombards à Naples on lit «EXPECTO DONEC VENIAT IMMUTATIO MEA»49.
À Naples, la mort chrétienne est souvent immutatio, le moment souhaité où l’on aura fini de changer. Puisque la vie est fatigue et changement, elle nous donne d’infinis visages, elle ne nous laisse jamais tranquille; chacun se rend méconnaissable par rapport à celui qu’il fut autrefois. Avec le temps il devient un autre.
L’obsession de Velly est d’établir son visage définitif avant l’immutatio, synthèse suprême de l’existence avant le néant. Et c’est dans la vieillesse que s’opère notre dernière transformation; c’est le point le plus proche de l’immutatio symbolisé par le crâne, ce visage infiniment anonyme. Si nos visages sont tous différents nos squelettes sont tous presque identiques.
Dans ceux-ci le temps se fige, nie son identité, sa nature mobile. Dans cette vision, le temps a une place essentielle. Il est incarné par la présence d’une montre au poignet de l’artiste. Très visible dans les autoportraits tourmentés de 1987, elle n’apparaît pas dans l’autoportrait sinistre et ténébreux de 1986, moins décomposé et buriné que les oeuvres suivantes. Et il est clair que c’est bien au temps que l’on doit la transformation du visage. Deux vieux se ressemblent plus que deux jeunes. On peut ajouter que les autoportraits les plus récents sont « à la main gauche » provenant donc d’une région plus obscure, moins explicite.; une autre partie avec laquelle il a lui-même moins confiance, comme un «autre» inconscient qui se révèle différemment dans la nécessaire diversité du signe. La partie gauche, plus proche de l’ immu-tatio, vieillit plus rapidement et indique une vérité plus profonde.
Velly dit tout dans le dessin, il rend grâce et souffre. Il parle de la vie à travers les nus et les corps féminins dans lesquels se prolonge l’enseignement d’Ingres et de Wicar50, sans autre dimension que le temps, seul juge.
Inutile de vouloir être moderne: il suffit de laisser la main se fixer librement quand le moment lui est donné de s’exprimer. Par conséquent un nu est un nu à l’extrémité de la chaîne des nus.
La main de Velly prolonge la grande tradition classique, naturellement, suivant le même principe selon lequel le temps mûrit son visage. Le grand magistère de Velly, son infinie patience et sa rigueur, sont mus par un sens suprême de l’histoire.
Satisfaction, virtuosité du dessin, libération, euphorie, vitalité jusqu’à la déflagration de la peinture : Velly ne grave plus, ne taille plus sèchement dans la vie. Aujourd’hui il peint doucement, immergé dans la nature afin de respirer avec elle, afin d’annuler sa terrifiante individualité, et ouvrir les yeux sur les nuages, au ciel, à la lumière qui interrompt le gris et s’écrase, triomphante, sur les branches desséchées où palpite encore une dernier lueur de vie.
Dans la vie de la Nature il y a de la place également pour la mort, par une loi suprême que la sensibilité décadente a limpidement comprise. Et Velly peint ainsi, avec le coeur de Laforgue et de Corbière, des oeuvres réalisées avec un pinceau aiguisé comme un burin, travaillant non pas sur un air décadent mais bien au son des grands classiques. Il assume également la mélancolie de celui qui fait face à la vanité de l’existence, comme Agrippa d’Aubigné51:
Je ne puis esperer sachant mon impuissance.
J’espère & fay chemin d’une folle espérance ;
Si mon courage haut ne reussit à point,
Ny les fureurs du feu, ny les fers d’une fleche
Ne m’empescheront pas de voler à la breche,
Car l’espoir des vaincus est de n’esperer point.
Deux âmes, deux époques, deux visages, donc, de Velly : vérité et consolation, connaissance et enchantement, désespoir et suspension.
Mais toujours et partout règne une impression de cupio dissolvi 52 devant le temps, non sans un étrange esprit religieux. C’est ce que semblent déclarer ses autels dans la nature et à la nature que sont ses tableaux, où un vase de fleurs, ou des branchages et pétales entremêlés, posés au premier plan sur une table font face à la nature immense, à l’infini du ciel sur le point d’être désintégré par un foudroiement de lumière.
La Nature perpétuellement menacée par l’Apocalypse, est bercée romantiquement par des lumières crépusculaires. Tout se qui est vivant est sur le point de finir : nous assistons à l’instant, avant la disparition. Et c’est cet instant suprême de l’agonie éternelle que Velly veut fixer à tout prix sur son visage, comme dans la nature.
La vraie beauté est seulement celle-ci : non le néant, mais précisément ce qui est sur le point de finir.
Toute la force de la vie se concentre dans ce point-ci et on en recueille l’énergie extrême; parce que l’art, défiant le temps, est le dernier cri de la vie.
C’est donc ainsi que Jean-Pierre Velly a tragiquement disparu53, victime de ce cupio dissolvi, basculant accidentellement dans les eaux profondes et glacées du lac de Bracciano d’une embarcation où il naviguait avec son fils, un bien funeste 26 mai 1990. Pour mettre fin à son existence terrestre, le destin l’a dissout, non pas comme Paul de Tarse dans le corps du Christ, mais en bon marin breton, dans l’eau, un élément pour lui intime, lui qui était né sur l’Atlantique, bercé par le sac et le ressac des marées. Il s’est fondu dans la nature qu’il aimait tant, à faire partie de l’ensemble universel avec chaque cellule, nous léguant ses œuvres merveilleuses, débris, traces de lui-même.
Pierre Higonnet, mars 2020
L’homme vit un jour sur la terre
Entre la mort et la douleur;
Rassasié de sa misère,
Il tombe enfin comme la fleur;
Il tombe ! Au moins par la rosée
Des fleurs la racine arrosée
Peut-elle un moment refleurir !
Mais l’homme, hélas !, après la vie,
C’est un lac dont l’eau s’est enfuie :
On le cherche, il vient de tarir.
Lamartine, Méditations poétiques XXX
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1 Jean-Pierre Velly, dialogue avec Jean-Marie Drot, Villa Médicis, Journal de voyage, Carte Segrete, n. 7-8, Rome, 1989.
2 Citation de Léonard de Vinci: la pittura è [un discorso] mentale.
3 La mélancolie – la bile noire – serait-elle le propre du génie, comme on le pensait à la Renaissance, et ce depuis les premières observations d’Aristote ? L’artiste, être sous influence astrale (de Saturne, la planète des mélancoliques), est-il fait comme les autres hommes ? cf. Margot Wittkower, Rudolf Wittkower Les enfants de Saturne - Psychologie et comportement des artistes de l’Antiquité à la Révolution française, Ed. Macula, 1985 (traduction Daniel Arasse).
4 Bien et mal, sacré et profane, propre et sale, homme et femme, jeune et vieux, vivant et mort, le divin fripon, le tricheur, souvent un voleur ou un fou, est celui qui déclenche des changements imprévisibles dans les histoires. Mélancolique, il oscille entre apathie et excitation, entre réflexion et action, au-delà du bien et du mal dans un monde sans commencement ni fin. Cf. Le divin fripon de Paul Radin, nyi, Carl Gustav Jung (1958).
5 Le Puer se manifeste dans la créativité, s’adaptant au changement de vie et à la confrontation permanente de l’individu avec son inconscient, permettant l’intégration de l’énergie psychique. Pour cela, le Puer doit faire face au Senex, accepter les contraintes de la vie et sa condition mortelle. L’archétype Puer (aeternus) est incarné par deux personnages célèbres de la littérature du XXème siècle: Peter Pan de J.M. Barrie (1902) et Le Petit Prince d’Antoine de Saint-Exupéry (1943).
6 L’artiste, ayant remporté la première partie du concours du Prix de Rome, est admis à la prestigieuse École Supérieure Nationale des Beaux-Arts de Paris. Il intègre l’atelier de Robert Cami.
7 Même si elle existait avant la célèbre gravure, c’est le maître de Nuremberg Albrecht Dürer qui a répandu cette attitude, cette pose mélancolique à travers le burin iconique qu’est Melencolia I.
8 « … Une seconde, t’es là, assis à la cantine de l’école primaire; un clin d’œil, et tout à coup, pouf! t’as 40 piges et t’es marié ! Un instant plus tard, on t’arrache des doigts un billet à prix réduit parce que t’as la carte Senior ! Et immédiatement après, attend! ne te demande même pas pour qui sonne le glas ! Lee Simon, dans Celebrity de Woody Allen, 1998.
9 « Pour moi, il n’y a pas d’arts majeurs, il n’y pas d’aboutissement. Tout s’enchaîne: une gravure est le résultat de la précédente, etc., etc. etc. Il n’y a pas du tout de démarcation : ici, ça s’arrête, ça c’est une étude et ça, c’est abouti… » Jean-Pierre Velly, conversation avec Michel Random, 1982.
10 Un grand réservoir de sphères contenant des microcosmes dans le coin supérieur droit ... Corps féminin assis sur un ensemble de bois, cordes, tuyaux, pièces géométriques qui se connectent à la grande sphère supérieure. Description des états 1 et 2 de La Clef des songes, dans Didier Bodart, Jean-Pierre Velly, l’Oeuvre gravé, édition Vanni Scheiwiller, Milan-Rome, 1980.
11Dans la falaise à gauche, Velly a gravé trois mots en microscopique: Mon Dieu pourquoi.
12 Ce déséquilibre n’est pas sans rappeler Némésis ou la Grande Fortune (1501-1502, fig. 5), burin de Albrecht Dürer où le nu féminin âgé, au regard absent, est juché inconfortablement sur une sphère, menaçant à chaque instant de tomber de très haut dans un paysage de campagne.
13 Jean-Pierre Velly, dialogue avec Jean-Marie Drot, op.cit.
14 Il fut aussi le dernier grand prix de Rome, car en 1968, André Malraux, ministre de la culture, abolit le système de prix. Depuis à Villa Médicis, il n’y a plus que des pensionnaires.
15 Le peintre Balthus (Balthasar Kłossowski (1908-2001), directeur de la Villa Médicis de 1961 à 1977, se veut le continuateur de « ses véritables contemporains » que sont les peintres de la Renaissance: Pisanello, Masaccio et Piero della Francesca. À partir de 1970, Balthus et Velly habitent tous deux dans le Lazio, non loin de Viterbe où ils peignent les paysages de la campagne romaine.
16 Jean-Pierre Velly, dialogue avec Jean-Marie Drot, op.cit. Quoi demander de plus en effet, car il obtint pendant son séjour romain plusieurs expositions (en Suisse, puis à Milan à la Galerie Transart) aux résultats plus que prometteurs.
17 Épouse, mère de ses enfants, muse et égérie, Rosa est la protagoniste de nombreuses gravures telles que Rosa au soleil, Maternité au chat, Trinità dei Monti, Petit portrait de Rosa, ainsi que divers dessins à la pointe d’argent.
18 Sujet que l’artiste avait abordé dans sa prime jeunesse, sous la forme d’au moins un tableau (Maternité, huile sur toile, 1962 environ, exposé à la mairie d’Audierne), comme en gravure - inédite (cf. http://www.velly.org/art/etchings/early-french-period-1958-61.html19 La dualité se retrouve presque partout dans les œuvres de Velly: bas et haut, noir et blanc, jour et nuit, jeune et vieux, vie et mort, ombre et lumière (titre de sa dernière gravure). Ce concept dynamique est synthétisé par le Yin et le Yang, symbole qui remonte à la Chine ancestrale. Velly placera l’image du Yin et du Yang dans la gravure “Arbre“ (1979) au milieu d’un pommier. La pomme tombe, pourrit et libère les graines pour la genèse d’une nouvelle plante.
20 La soeur Anne-Marie Velly citant son frère: Je suis plus nordique que latin et mon enfance a été bercée par les légendes bretonnes. [...] “Il était le fidèle compagnon de son grand-père maternel et écoutait attentivement ses histoires qui brouillaient les frontières entre le réel et l’imaginaire”. Anne-Marie Velly-Fontaine, Jean-Pierre Velly, artiste visionnaire, dans Association bretonne, CXV, 2006.
21 Il y a dans les gravures, si tu veux, tous les thèmes qui vont être développés, ensuite avec Tristan Corbière : il y en a une qui s’appelle le « Triptyque » - gravure hein ! - qui va donner naissance ensuite …à la rencontre de Corbière, enfin…quand Corbière lui-même parle de sa mort, hein ? Et alors là, c’est l’humanité souffrante, et puis… souffrante, je veux dire, posée devant le problème de la mort… Jean-Pierre Velly, conversation avec Michel Random, 1982.
22 Alberto Moravia, Jean-Pierre Velly, catalogue Galerie Don Quichotte, 1982
23 Dans la démocratie des morts, tous les hommes sont enfin égaux. Il n’y a ni rang, ni position, ni prérogative dans la république de la tombe. (John James Ingalls). De la même manière, le philosophe Vladimir Jankélévitch écrit: La mort est la suivante : l’égalité complète de l’inégal. “Quand le jeu se termine, le roi et le pion retournent dans la même boîte.” Proverbe italien dérivé des vers d’Omar Khayyam.
24 On se souviendra que Velly veut abolir les échelles de valeur et les hiérarchies en général: « Je veux dire que le rat ou l’homme – ça peut sembler assez terrible ce que je dis là, mais l’homme n’aime pas en général qu’on lui dise la vérité en face – que le rat ou l’homme sont absolument égaux… Comme la chauve-souris, sont égaux. Le rat égale un et l’homme égale un… et la plante égale un. La pierre aussi. C’est tout… Bien sûr, pour notre petit égoïsme personnel… » Jean-Pierre Velly, conversation avec Michel Random, 1982.
25 Comme souvent dans les gravures de Velly, c’est une référence au burin de Dürer, Melecolia I. Cf. Maxime Préaud, Un chien qui sommeille, dans Le Melanconie di Jean-Pierre Velly, Fondation Il Bisonte, Florence, 2007. Cf. du même auteur, Mélancolies, livre d’images, Klincksieck, 2005.
26 Gravure qui anticipe les nombreuses aquarelles et peintures de fleurs plus ou moins fanées des années ’80.
27 Directement sur l’aquarelle Le rat mort (no019. 1978-79 ; crayon, encre et aquarelle sur papier, cm 56 x 38), Velly écrit à l’encre de Chine: « Oubliez les incisives, mon poil roux, ma peste noire ; Oubliez ! Comme vous, je n’avais faim que le droit à la vie. » Jean-Pierre Velly, Bestiaire perdu, catalogue de la Galerie Don Quichotte (1980). “Pythagore et Empédocle avertissent que tous les êtres vivants ont des droits égaux et proclament que des sanctions impitoyables écraseront ceux qui offensent un être vivant.” Cicéron, De re publica, III, 1, 19.
28 La composition de Sphère rappelle des dessins de Léonard de Vinci sur l’optique, récemment exposés au musée du Louvre.
29 « Toute son oeuvre (peinte ou gravée) est marquée par le sceau de la mort. Même ses fleurs - le plus souvent des lunaires ou des campanules qu’il reproduit fidèlement et si poétiquement (à la manière des aquarelles d’un Dürer) me semblent toujours avoir été déposées clandestinement sur le marbre d’une tombe. » Jean-Marie Drot, V comme Jean-Pierre Velly, in Dictionnaire vagabond, édition Plon, 2003.
30 Des fleurs pousseront de mon corps pourri, et je serai à l’intérieur d’elles: c’est cela l’éternité. Edvard Munch. La naissance et la mort appartiennent également à la vie et sont un contrepoids, l’une est la condition de l’autre; ils forment les deux extrémités, les deux pôles de toutes les manifestations de la vie. Arthur Schopenhauer.
31 La vie et la mort ne sont pas à deux extrêmes, deux pôles opposés. Elles sont comme deux jambes qui marchent ensemble et vous appartiennent toutes les deux. En ce même instant, vous vivez et vous mourez en même temps. Quelque chose en toi meurt à chaque instant. Dans soixante-dix ans, la mort se réalisera. À chaque instant, vous continuez à mourir, et à la fin, vous mourrez vraiment. Meurs à chaque instant, pour que tu puisses renaître à chaque instant. Osho
32 Lavoisier : « e, tout se transforme. »
33 « Ma formule pour ce qu’il y a de grand dans l’homme est amor fati : ne rien vouloir d’autre que ce qui est, ni devant soi, ni derrière soi, ni dans les siècles des siècles. Ne pas se contenter de supporter l’inéluctable, et encore moins se le dissimuler – tout idéalisme est une manière de se mentir devant l’inéluctable, mais l’aimer. » Friedrich Nietzsche, Ecce homo.
34 Alors, il est facile de se dire : « Ah, [la race humaine] on est les plus forts ! » Bien sûr, mais c’est faux ! Et ça, on le sait ! Moi je le sais au moins. Jean-Pierre Velly, conversation avec Michel Random, 1982. cf.note 23.
35 « Notre âme, comme notre corps, est composée d'éléments qui tous ont déjà existé dans la lignée des ancêtres. Le « nouveau » dans l'âme individuelle est une recombinaison, variée à l'infini, de composantes extrêmement anciennes » C. G. Jung, Ma vie. Souvenirs, rêves et pensées, Gallimard, 1967, p. 373.
36 La Nature est une et son origine est une. Un vaste organisme dans lequel les choses naturelles s’harmonisent et sympathisent réciproquement. Le macrocosme et le microcosme ne font qu’un. Ils ne forment qu’une constellation, une influence, un souffle, une harmonie, un temps, un métal, un fruit. Paracelse, La grande astronomie ou La philosophie des vrais sages, Philosophia sagax, Éditions Dervy, 2000. La correspondance macrocosme-microcosme est poussée à l'extrême puisque, chez Paracelse, les éléments du cosmos vivent en l'homme lui-même: le firmament est en l'homme, le firmament tout entier, avec les grands mouvements des planètes et des étoiles, qui provoquent exaltations, conjonctions, oppositions et autres phénomènes similaires. Paracelse, op.cit.
37 cf. Julie et Pierre Higonnet, Corps et paysage, microcosme et macrocosme dans l’oeuvre de Jean-Pierre Velly, catalogue Panorama 2009, repris et amplifié dans Jean-Pierre Velly, L’ombra e la luce, exposition Palazzo Poli, catalogue «L’Erma» di Bretschneider, Rome, 2016.
38 La distinction entre le passé, le présent et le future est seulement une illusion, quoique persistente. Albert Einstein. On sait que Velly se passionnait pour les sciences, particulièrement pour la physique.
39 “Et si un jour ou une nuit, un démon se glissait furtivement dans ta plus solitaire solitude et te disait : “ Cette vie, telle que tu la vis et l’a vécue, il te faudra la vivre encore une fois et encore d’innombrables fois; et elle ne comportera rien de nouveau, au contraire, chaque douleur et chaque plaisir et chaque pensée et soupir et tout ce qu’il y a dans ta vie d’indiciblement petit et grand doit pour toi revenir, et tout suivant la même succession et le même enchaînement – et également cette araignée et ce clair de lune entre les arbres, et également cet instant et moi-même. Un éternel sablier de l’existence est sans cesse renversé, et toi avec lui, poussière des poussières !” Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir, 1882.
40 Voir le monde dans un grain de sable, Et le paradis dans une fleur des champs, Tenir l'infini dans le creux de sa main, Et l'éternité dans une heure. William Blake, Fragments de Auguries of Innocence.
41 Giuliano De Marsanich, dialogue avec Pierre Higonnet, 2009.
42 La Villa Médicis fut fondée par Louis XIV. Pendant trois siècles, de nombreux artistes français célèbres y ont vécu, comme Ingres, dont l'atelier de San Gaetano fut aussi celui de Velly.
43 On y trouve aujourd’hui un musée d’archéologie qui recueille l’ensemble des gravures de Velly.
44 Jean-Pierre Velly, dialogue avec Jean-Marie Drot, 1989, op.cit.
45 Jean-Pierre Velly, dialogue avec Jean-Marie Drot, 1989, op.cit.
46 Paul Éluard, La terre est bleue comme une orange… 7ème poème du 1er chapitre Premièrement du recueil “L'amour la Poésie” (1929).
47 tiré du catalogue Jean-Pierre Velly, l’Oeuvre gravé 1961-1980, Ed. Scheiwiller, Milan, Rome 1980. Lire ce texte à la page http://www.velly.org/praz-fr.html48 Vittorio Sgarbi, Velly oltre Velly, o la speranza del niente, catalogue de la Galerie Don Quichotte, Rome 1988. Traduction P. H., 2001
49 Est-il possible qu'un homme mort puisse revivre ? Chaque jour qui passe, j'attends que ce changement se produise. La Bible, livre de Job, 14:14. “Une fois l'homme mort, pourrait-il bien vivre à nouveau ? Je peux espérer, Seigneur, dans l'état où je suis réduit, plus comme un mort qu'un vivant, déjà couché dans le sépulcre, accablé de maux, le corps rongé par la lèpre, dépouillé de toutes choses ; puis-je espérer revivre et sortir d'un état aussi triste et malheureux ? Seigneur, j'ai cette solide confiance en toi, et aussi longtemps que je serai parti dans ma vie, j'attendrai que tu me sortes de cet état de mort. Tant qu'il me restera un souffle de vie, je ne perdrai pas espoir de voir ma condition changer et de retrouver ma situation précédente.” Augustin Calmet, Commentaire littéral sur tous les livres de l'ancien et du nouveau testament: Le Livre de Job (1722).
50 Jean-Baptiste Joseph Wicar (1762-1834) fut un peintre néo-classique et un collectionneur français, installé à Rome en 1800.
51 Agrippa d’Aubigné (1552-1630) - Œuvres complètes, tome troisième. Hécatombe à Diane, XVIII.
52 La locution latine cupio dissolvi, traduite littéralement, signifie j'ai le désir de me dissoudre dérive d'une phrase biblique exprimée par Paul de Tarse dans les Épitres aux Philippiens 1, 23-24: “Je suis en fait coincé entre ces deux choses : d'une part le désir de me détacher de mon corps pour me fondre dans le Christ, ce qui serait bien mieux ; d'autre part, il vaut mieux pour vous que je reste dans la chair.” Ce n'est pas tant un désir de mourir qu'un désir de vivre pleinement. Dans l'usage courant, la phrase a également pris le sens du désir d'opérer la destruction de soi-même, donc celui de s’annuler, d'autodestruction.
53 Son corps, malgré d’importants recherches, n’a jamais été retrouvé.