Il y a, à l’origine des aquarelles et des peintures à l’huile de Jean-Pierre Velly, une sensibilité de type nordique et gothique qui trouve très naturellement ses modèles idéaux dans le oeuvres de Dürer et de Bosch. Velly se rattache au premier par un trait net et épais, fertile en détails dont la précision produit un effet de prolifération hallucinante; au second, par un effort de composition tendant à créer des mondes fantastiques où les monstres du sommeil se confondent avec ceux de l’état de veille. Le réel apparaît, dans ces gravures, comme une sorte de gélatine aux formes enchevêtrées en elles-mêmes et toutefois exactement tracées et qui permettent de passer du naturel à l’humain, et de là à l’inhumain en une continuelle métamorphose qui laisse deviner un esprit et une imagination irrésistiblement portés vers la métaphore et le symbole.
Le trait de Velly s’acharne tantôt sur un coquillage, tantôt sur une fleur; ou bien il donne de l’espace, du souffle et du mystère à de vastes ciels rêvant ou menaçant, à de lugubres étendues de flots marins, frisant sous une sinistre accalmie. Souvent le détail défini avec une exactitude gothique, et l’universel, évoqué avec une imprécision romantique, sont réunis dans des compositions à la fois pleines de désastres et d’enchantements. Au premier plan, on peut voir de catastrophiques cimetières de voitures ou des amas répugnants de déchets industriels, au second plan des paysages infinis, lumineux et indifférents. Ou bien, le ventre d’un personnage féminin éructera dans l’air une colonne d’objets hétéroclites: la civilisation industrielle singe la création naturelle. Quoiqu’il en soit, la dichotomie caractéristique de Velly apparaît déjà dans ses gravures: la présence simultanée et sans contraste du fini et de l’infini. Le fini est tout ce qui se trouve au premier plan aussi bien dans le temps que dans l’espace; l’infini, les immensités naturelles qui s’estompent et se transforment en immensités spirituelles. Le fini nous est contemporain; l’infini était avant nous et restera après nous.
Nous nous arrêterons un instant, parmi les nombreuses gravures, sur “Les temples de la nuit”, oeuvre qui remonte à 1979, une époque assez récente. On y voit, au premier plan “fini” habituel, une femme qui, comme la Daphné du mythe, semble être sur le point de se transformer en arbre. La femme rappelle l’habituel prototype à la Dürer que Velly affectionne: corps aux formes rondes, musclé, puissant; visage sévère de sibylle. Du corps de la femme, surtout des bras, du cou et des seins se ramifient les branches de l’arbre dans lequel elle se transformera bientôt. La femme est étendue, sa silhouette occupe tout le premier plan du tableau.
Ici aussi, l’infini est représenté par une mer nocturne et mélancolique dont les vagues semblent aller à rebours, partant de la femme et se dirigeant vers un astre mystérieux, entouré d’un halo luminescent. Du halo, par myriades, pleurent sur la mer et la femme-arbre des gouttes d’une lumière brillante et vitreuse.
Nous nous sommes arrêtés sur “Les temples de la nuit” parce qu’on y trouve déjà en puissance l’idée ou plutôt la métaphore qui triomphera dans les aquarelles dès 1980 à aujourd’hui. L’idée, ou plutôt la métaphore, est que par rapport à l’infini, ou, si l’on préfère, par rapport à l’éternité, l’homme est justement cette herbe des champs dont parle l’Evangile; l’homme est justement ce “roseau pensant” dont parle Pascal, infiniment fragile, irrémédiablement caduc, et pourtant doué d’une forme pensée, c’est-à-dire finie, auquel l’infini ne peut aspirer. Naturellement, nous ne voulons pas dire que Velly ait été amené à développer consciemment, en partant de “Les temples de la nuit”, la métaphore du végétal éphémère, allusion à la fragilité et à la caducité humaines; nous disons que dans la gravure s’annonce déjà le schéma qui prévaudra dans les aquarelles: fleurs, branches, arbres, herbes situés au premier plan; et la mer et le ciel réunis en un seul espace spirituel au second plan. Pour quelle raison le “végétal irrégulier” baudelairien à-t-il prévalu sur les nombreux objets dont étaient surchargés les premiers plans des gravures? A notre avis, à un décantage progressif de la dichotomie fini-infini, dont la représentation semble être poursuivie par Velly dès le début de son oeuvre; en fait, qu’y a-t-il de plus fini qu’une fleur? Sa caducité elle-même le contraint à une rapide perfection presque immédiate.
Maintenant que le schéma est aussi clair dans notre esprit que dans celui de Velly, regardons les aquarelles d’un oeil qui sait s’arrêter sur le détail. Regardons par exemple comment ces branches et rameaux, ces fleurs et fleurettes, ces feuilles et petites feuilles sont évoqués: d’une main ferme et avec une attention soutenue, à quelques instants de leur mort. Le pinceau a suivi la branche à la forme incertaine mais rouge comme le sang, jusqu’à ses prolongations les plus aériennes et les plus transparentes, et les feuilles qui y poussent sont elles aussi saisies sur un mode existentiel; quelques unes parfaites, d’autres quelque peu froissées, d’autres encore, mangées par les insectes ou par quelque maladie. Ce n’est pas une plante digne d’une illustration d’un traité de botanique que nous avons sous les yeux, mais une plante vivante, transcendée par sa signification. Cette plante avec sa signification, ce roseau pensant, est jetée, abandonnée, projetée sur un seuil au-delà duquel se trouve le mystère d’une mer calme dont les horizons s’estompent dans un ciel immense et vaporeux. Velly a rendu le mystère de l’infini plus mystérieux grâce à la précision délicate avec laquelle il a représenté le mystère parallèle et contemporain du “fini”. Que l’on considère combien il affectionne certaines floraisons en forme de campanules diaphanes, ou de gouttes brillantes de rosée, ou encore en forme de minuscules lanternes en papier glacé. L’apparence de ces fleurs, de ces plantes, de ces herbes de Velly nous parle d’une fragilité extrême; et toutefois nous sentons que l’élan vital qui a produit ces miracles végétaux est malgré tout encore présente, et dès que les fleurs, les plantes et les herbes seront flétries et mortes, d’autres seront produites, comme pour défier l’éternelle énigme, fatale et mélancolique, des espaces infinis, célestes et marins. Donc en suivant la métaphore, le rapport entre fini et infini est éternel; l’un ne peut exister sans l’autre.
Le chemin de Velly, de Dürer et Bosch à lui-même est aussi le chemin qui de l’invention des monstres et des catastrophes l’a conduit à la contemplation des fleurs et des plantes utilisées justement comme métaphores de ces monstres et de ces catastrophes. La même main qui autrefois avait mis au premier plan les horreurs du présent, arrête maintenant avec la même intention, l’humble vie végétale dans son devenir.