Mario Praz
L'oeuvre graphique de Jean-Pierre Velly
catalogue de l'oeuvre gravé
Vanni Scheiwiller éditeur, 1980
À tous ceux qui, après un premier mouvement d’admiration et d’étonnement face à l’indubitable maîtrise du burin de Jean-Pierre Velly (et je suis sûr qu’il s’agit là non d’une réaction isolée mais générale), éprouveraient quelque doute né du soupçon du « déjà vu », on pourrait répondre : d’accord, vous avez vu quelque chose de semblable chez Schongauer et Dürer, mais faut-il considérer l’œuvre de Velly comme étant de la même nature que des phénomènes culturels tels le primitivisme et le préraphaélisme?
Le style, cette empreinte de l’homme sur le temps s’efface difficilement, possède une vitalité démoniaque et il apparaît de temps en temps une génération de «chercheurs d’empreintes » qui remontent le chemin conduisant à la caverne magique des rêves.
Le rêve médiéval, le Moyen Âge fantastique à propos duquel Jurgis Baltrusaitis a écrit il y a vingt ans un ouvrage mémorable, demeure toujours vivant en nous, car il répond à des archétypes éternels dont Charles Lamb eut l’intuition dès le début du XIXème siècle lorsqu’il écrivit dans son essai sur les Sorcières et autres terreurs nocturnes: « Les Gorgones, les hydres et les chimères - les sinistres histoires de Célène et de Harpies - peuvent se répéter dans l’esprit de la superstition, mais elles étaient déjà présentes auparavant. Ce sont des transcriptions, des types : les archétypes sont en nous éternels. » Déjà Gœthe dans la nuit de Walpurgis avait dévoilé un monde classique, peuplé de monstres effrayants, griffons, pygmées, sphinx, lamies, chorciles. Ce classicisme monstrueux avait réapparu dans les pierres précieuses taillées à l’époque carolingienne, gravées de formes grotesques, grappes de têtes, hommes et animaux à faces multiples, êtres uniquement dotés de tête et de jambes, quadrupèdes enfermés dans une coquille, en bref toutes les formes tératologiques qui, d’après un texte de Pline l’Ancien - source d’une « innaturelle » histoire naturelle, ont été appelés Grylli. En 1204, après le sac de Constantinople, eut lieu en Occident une nouvelle diffusion des trésors de la glyptique qui donna naissance aux cimiers zoomorphes inspirés par le grotesque des pierres précieuses ainsi que par les formes bizarres revêtues par les monstres de Hieronymus Bosch peints sous l’influence les anciennes monnaies, des cylindres assyriens et des intailles hellénistiques. Dans ces anciens sceaux, on trouve le bateau en forme de cigogne et celui en forme de poisson de la Tentation de Lisbonne.
C’est ainsi que les civilisations archaïques et classiques contribuèrent, en particulier par une grande diffusion des talismans et de leurs images singulières et grotesques, à alimenter le goût du bizarre et du fantastique. Ce furent les nombreux contact avec l’Orient qui entretinrent ce feu follet de l’imagination que constituait précisément le fantastique. De Chine arrivèrent les diables aux poitrines féminines pendantes et à tête d’oiseaux de proie, les démons arborescents que l’on rencontre chez Bosch; à travers l’exemple chinois renaquirent aussi sous forme de démons certains monstres de l’antiquité tels les génies stéthocéphales avec la poitrine en forme de visage et les Gorgones; les armures reproduisant les cuirasses des Yama et des Lokapala des VIIIème et IXème siècles avaient les épaules, les genoux et les coudes couverts de masques et de féroces mâchoires dans toutes les articulations; l’enfer gothique se peupla de monstres orientaux apportés par les missionnaires franciscains: en particulier de diables aux ailes de chauve-souris; à travers la légende de Barlaam et Joasaf se répandit la méditation du Bodhisattva sur le cadavre, méditation qui faisait partie du sanscrit Lalita-Vistara et d’où provient la représentation des différents degrés de décomposition du cadavre que l’on retrouve dans les fresques du cimetière de Pise et dans plusieurs tombes françaises de la fin du Moyen Âge.
Le fait que ce Moyen Âge fantastique et hallucinant ne se soit jamais éteint dans la tradition européenne est démontré de manière évidente par les grands renouveaux du fantastique, même pendant la Renaissance, époque jugée traditionnellement comme sereine et harmonieuse. Son ouverture aux influences gothiques qui apparaissent par exemple dans les gravures de Dürer dont s’inspirèrent Pontormo, Lorenzo Lotto et même le Titien, ainsi que le succès immédiat obtenu par les grotesques de la Domus Aurea redécouverte, le prouvent amplement; cette famille de petits monstres de même origine que les extravagantes représentations de la glyptique fut en effet domestiquée et réduite en un système harmonieux selon l’esprit calme et musical de Raphaël que l’on aurait défini a priori comme étant le contraire de ce monde fantomatique. Il surgit des « cavernes » (grotte) : c’était ainsi que l’on appelait les ruines du palais de Néron - tout un étrange peuple souterrain de fantômes qui revêtirent l’éclatante livrée de la Renaissance. Au lieu d’en accentuer le caractère hallucinant, celle-ci le délaya dans des compositions rythmées pour les décorations murales. La folie devint méthode en ne gardant quelques lueurs de son origine onirique que chez un artiste plus ouvert aux influences du Nord que ses contemporains italiens, c’est-à-dire Filippino Lippi qui était porté vers tout ce qui était étrange et monstrueux ainsi qu’aux rapprochements entre le règne animal et végétal. (Mais il faut toutefois songer aux caprices de Léonard, à l’imagination de Piero di Cosimo et surtout à Michel-Ange et à son projet de clocher de San Lorenzo en forme de géant abritant les cloches dans sa tête de manière à ce que quand le son sortait de sa bouche, on aurait dit que le colosse implorait grâce. Les maniéristes eurent le même tempérament inquiet que Filippino Lippi et la revalorisation de ces artistes à notre époque dénote une affinité avouée avec cette angoisse existentielle que l’on appelait alors mélancolie. Il n’est donc pas difficile de voir en Max Ernst le continuateur moderne le plus doué de cette tradition gothique.
Le cadre culturel dont nous avons tracé quelques lignes et points importants est une introduction nécessaire pour apprécier le monde fascinant que nous révèle le burin de Velly. Lui aussi a ce goût du fatras et de la monstruosité qui sont propres à l’ambiance gothique.
Une de ses gravures (Grand Paysage des Gorges II, 1965) représente par exemple un amas de rochers auxquels sont accrochés des arbres aux branches tordues et dépouillées sous un bouillonnement terrifiant de nuages lourds. Entre les rochers, de petits êtres humains entièrement nus dansent et font la ronde, et, entre les nuages, on aperçoit des mains qui ne sont certainement pas là pour bénir.
La gravure Paysage Rocheux (Hommage à Bresdin) représente une scène identique où l’on voit un groupe de gnomes appuyés à des champignons géants et des nuages qui surgissant de toute part s’enroulent comme des colimaçons à l’image de ces cailloux qui, mêlés aux fragments de marbre polychrome et aux fleurs d’émail, constituaient les murs et les voûtes des nymphées des jardins du maniérisme.
Dans la gravure Arbre et Sphère I, ce paysage apocalyptique déjà plongé dans les ténèbres est traversé par une sphère lumineuse dans laquelle s’élève un satellite en forme de bombe qui semble tombé du monde de Hieronymus Bosch.
Bosch d’ailleurs n’aurait pas refusé une autre de ces gravures fantastiques (Tête flottante) dans laquelle un mécanisme très compliqué tend une antenne en direction d’une tête vue de profil qui, bien que ressemblant à un crâne, a de rares cheveux sur le haut du front et des sortes de favoris de long des joues. Cette tête est tracée sur un fond vide qui se termine vers le bas par un terrain d’où surgit une arborescence tout aussi fantastique que celles faites de crustacés dans le Triptyque des Délices de Bosch, mais qui est reliée à la main difforme d’un bras qui se perd dans le vide.
On retrouve cette interpénétration et cette contamination des montagnes, de la végétation, des nuages et des visages humains au regard railleur dans les planches Mascarade pour un rire jaune et Portrait de Rosa, tandis que la planche Tas d’Ordures présente un vaste haut plateau, couvert de débris comme un terrain inondé et constitue un trait d’union entre une vision de Bosch et un cimetière de voitures.
Dans Senza Rumore II, on distingue nettement le profil d’une voiture dans l’enchevêtrement, mais, au premier plan, une rangée de têtes humaines, terrifiées et aux yeux vides comme ceux des statues, nous rappelle les têtes des héros nationaux sculptées sur une montagne des États-Unis.
Sur le fond de ces paysages, une créature féminine s’exhibe au premier plan dans des poses qui rappellent les peintres et les graveurs de nus du XVIème siècle.
Quant à La Clef des Songes, au milieu de gravats et de décombres, un nu féminin au visage renfermé sur sa tristesse : une main s’abandonne sur une planche arquée par l’humidité, l’autre s’accroche, lasse, à une saillie du siège de bois vermoulu, et l’ensemble dans son entier exhale l’abandon de toute espérance, bien plus triste encore que la méditation de la Mélancolie de Dürer. Cette allégorie féminine au milieu de l’écroulement d’un monde d’engins et de machines se veut-elle un miroir offert à la démence de nos contemporains ? En dehors du message que l’on peut y lire, cette gravure, dans le contraste des clairs et des obscurs s’impose surtout par sa beauté formelle.
Mais non moins impitoyable que Max Ernst, Velly éventre non seulement les machines, mais aussi les créatures humaines. Deux nus féminins, l’un dans l’ombre (Maternité I), l’autre dans la lumière (Maternité II), ont le ventre déchiré et il en sort une forme sphéroïdale, certainement pas l’œuf de Léda contenant Castor et Pollux, mais peut-être le vase de Pandore ou plutôt une valve ou une tumeur géante.
Aux formes monstrueuses et torturées des coquillages répondent celles, non moins tourmentées des hommes, nains, rachitiques, hydrocéphales (les Grotesques, Bébé Vieillard) en raccourci, auxquelles les créatures de Pellegrino Tibaldi et Spranger
(Chute, Vieille Femme, Valse lente pour l’Anaon) n’ont rien à envier : visages composés à la manière d’Arcimboldi de bouts de ferraille (Le bas de l’échelle), corps disloqués dans lesquels viennent s’encastrer des pans de muraille, formes gracieuses massacrées par un éboulement, au ventre et à l’estomac grand ouvert, le visage baillonné d’un réticule (Maternité au chat), à peine repérables dans un fouillis de tubes et de plaques métalliques semblables à des trachées ou encore laissées presque intactes dans un paysage célèbre (Trinità dei Monti) renversé lui aussi et dont l’obélisque enfoui affleure à peine au travers d’une trappe (bouche d’égout ?); et enfin des paysages inondés sur lesquels une tornade a déchargé une multitude d’objets (Tas d’Ordures) qui parfois (Senza Rumore II) se dressent en colonne du ventre d’un nu féminin (les Métamorphoses I,II, III) comme soufflés par le simoun, jusqu’à ce que l’ensemble, terre et ciel, se confondent, s’aplatisse en un chaos grouillant de multitudes humaines (Métamorphose IV) ou végétales (Paysage Plante) ou mêlées d’objets (Ville détruite) comme le réceptacle de la décharge d’un monde. La contamination fascine comme un sortilège et curieusement, comme chez Arcimboldi, se résout en une beauté inédite. Cette Histoire de l’infamie est un hymne à Satan, au dieu qui tue et détruit pour mieux faire renaître de nouvelles victimes destinées à son insatiable voracité: c’est la Nature selon le verbe de Sade.
Giuliano De Marsanich explique lors d'un entretien avec Ginevra Mariani : ...une rencontre en particulier m'a impressionné, même si de nombreuses années se sont écoulées depuis: celle avec Mario Praz, qui était un visiteur régulier de la galerie au début des années soixante-dix: un homme d'une grande profondeur qui avait une capacité incomparable à parler de littérature ou d'art, une puissante pensée que j’ai rarement rencontré avant ou après.
Son intelligence aiguë et raffinée pour la littérature a été saisi par les estampes de Jean-Pierre, qu'il avait découvert à la Galerie, après la première exposition en 1971, et y avait reconnu immédiatement son esprit singulier, sa force intérieure. Il nous a invité à la maison, qui se trouvait encore à ce moment-là au Palazzo Ricci de la Via Giulia. Nous sommes entrés dans un lieu enchanté et Praz nous attendait. C’était un hôte extraordinaire, qui nous a montré des peintures, des dessins, des objets, mais aussi des meubles, tout ce qu'il avait collectionné et aimé et qui représentait sa vie. Jean-Pierre fut fasciné par l'atmosphère de cette maison; ce fut une réunion importante car, quelques années plus tard, Praz accepta de rédiger l'introduction du catalogue général de l’oeuvre gravé de Didier Bodart. Velly avait une profondeur et une force intérieure qui ont contribué à déterminer l'actualité inépuisable de son travail.