Quand la nuit devient lumière
Michel Random
Durant quinze ans, Jean-Pierre Velly fut plus qu’un ami, un vrai frère. Il fut constamment présent dans cette aventure que fut la création de l’Art Visionnaire, il était aussi un grand ami des enfants et de la famille.
Les notes qui suivent sont extraites du « Journal » personnel de ces quinze dernières années. Elles témoignent très infidèlement de quelques-unes de nos rencontres, traces de moments vécus.
Velly a laissé un double message, la vénération illimitée de la beauté, de la lumière, et la vision d’une destruction irréversible de la nature. Entre l’amour et le désespoir, il a construit son œuvre et sa vie.
Une œuvre d’une extraordinaire force, d’une intensité et d’une noblesse indicible où parfois apparaît l’insondable mystère de la vie et de la mort. Une dignité implacable du trait, un maître de la vibration lumineuse, une dimension d’être qui ne cessera jamais de grandir.
« Memento mori ». L’image de la mort était plus que tout autre son thème favori. Il a dessiné, gravé, peint toute une symbolique de la mort, à travers des crânes, des insectes épinglés, des objets morts.
Velly a construit sa mort un peu tous les jours, l’appelant consciemment ou non, et à force de la tenter, de l’appeler, elle arrive inexorablement, et sans doute avant l’heure. Telle est la qualité visionnaire telle qu’elle s’incarne à coup sûr.
« Je regarde ce qui est, je n’ai pas de problèmes de conscience, il y a une vie et une mort, dans les deux cas c’est une manière de s’éveiller, d’être vivant, de voir l’enveloppe des choses, et au-delà, de donner à travers ce qui est, une forme qui crée peut-être ce que tu appelles la vision. »
« Regarde Grünewald et Cranach : le monde distordu des formes, c’est un monde où la vie découvre sa caricature, grimace dans ses ultimes contorsions. Tous ces corps noueux, faits d’arabesques sauvages, où la nature reprend des droits chaotiques, où le monde à l’envers se révèle. Des diables grimaçants s’emparent des formes et leur confèrent une beauté à l’envers, l’horreur que l’œil contemple n’est que celle de la dissolution dernière. Et de cette fascination de la mort, de la dissolution des choses dans la forme naît la vie comme un dernier cri. »
Velly est un grand peintre, non parce qu’il trahit la nature, il la recompose mais en lui restant fidèle en ajoutant l’âme de sa vision à la vision de la nature. Et cette lumière n’est plus celle du soleil, cette lumière autre qu’il peint parfois comme une lumière noire, n’est autre que la lumière de la vision. Une lumière intérieure qui s’ajoute à la lumière naturelle, une beauté du regard qui libère la beauté et les vibrations des mondes invisibles. La lumière devient une âme vivante, figée dans la toile, elle rayonne pourtant intangible, conservant tout son mystère inépuisable.
Oui, elle existe bien derrière les apparences cette autre lumière. Elle attirait Velly dans son monde à l’envers fascinant où l’homme doit naître à travers sa propre lumière intérieure. Une lumière toute-puissante qui façonne l’être et les choses.
Et pourtant quand les êtres et les choses s’effacent, cette lumière, ce regard charismatique que nous avons porté en nous, demeure. C’est sans doute l’unique manière d’exister dans cette réalité, d’y laisser une trace durable. C’est l’œil intérieur qui décrit nos signes, c'est-à-dire nos blessures et nos amours. Puis subitement cette trace s’arrête, et un autre voyage commence.
La mort est chez les créateurs le moment qui suspend brusquement une écriture inachevée, une mort qui « vient comme un voleur », un moment qui sonde le cœur et les reins, avant que puisse même se poser la question : qu’avons-nous fait de notre vie ?
La disparition de Jean-Pierre Velly fait partie de cette logique insupportable des événements irréductibles et inacceptables pour soi, car ils font tomber un pan essentiel de sa propre vie. La vie a beau continuer et pourtant quelque chose en soi a disparu aussi, rien ne sera plus comme avant. Les raisons du cœur n’ont d’autre raison que leur propre raison, elles restent intraduisibles. Si ce n’est qu’on perçoit le peu d’importance que l’on apporte à sa propre disparition alors que celle des êtres que l’on aime intensément est pire que sa propre mort, et on reste là conscient, hébété de ne pouvoir refuser cette évidence.
JOURNAL
Michel Random
17 novembre 1975
A Formello, chez Velly pour le tournage de l’Art Visionnaire. Merveilleux Velly, il nous présente sa grande presse à bras qu’il a réalisé lui-même. Ses mains puissantes et fines, je fais quelques beaux portraits : mains, visage, pinceaux, la plaque de cuivre et les instruments de gravure. Un petit atelier simple, et animé de toute la vie intérieure de Jean-Pierre. (voir les photos du tournage de “l’Art Visionnaire”)
Je voudrais m’asseoir près de la plaque de cuivre encore vierge et voir Velly grave et serein prendre son burin et de sa belle main longue et élégante, tracer lentement avec une indicible application un trait puissant et immatériel.
La lampe familière au-dessus de lui, deux chaises, quelques pots remplis de ses outils de graveur et surtout son immense presse de bois écartant ses quatre grands bras en croix et sa magnifique roue dentée et cerclée qu’il a lui-même entièrement montée. Une merveille de vieil artisan d’autrefois qui trace ses ombres sur le mur rugueux et blanchi. Simplicité et dépouillement de l’atelier, ici tout est fort, vigoureux et vrai.
Nous nous promenons dans le village : Formello est pour Velly un lieu surréaliste, celui de toutes ses « blagues » extravagantes. Il aime ce village où existe encore une sorte de vérité innocente, et burlesque. « Ici on est hors de toutes les pollutions, à l’exception des folies de Formello » dit-il.
Nous parlons de l’Unité « Un point c’est tout » assène gravement Velly, et il le dit avec un ton absolu et sans réplique. Sous entendu quel besoin a-t-on de discuter du point transcendantal, du point invisible, métaphysique. «Un point c’est tout » dit-il, en vidant sa cinquième canette de bière.
Il me présente une à une ses gravures avec de rares commentaires. En fait, son œuvre s’orchestre autour des grands thèmes de l’homme et de l’être humain, la nature grotesque de l’homme et la souffrance de sa condition, dont font partie la naissance et la maternité, la nature à la fois dans la beauté originelle du ciel, de la terre et de la mer, et la nature polluée et dévastée par l’homme à travers ses détritus, ses cadavres de voitures et ses ordures.
L’aspect apocalyptique de la planète, les multitudes humaines et la course vers la mort. La mort ou la vie de la mort.
Pour Velly, l’être humain prend douloureusement conscience de sa propre existence. Il naît dans un monde inachevé où l’imperfection de l’homme met en danger l’existence de la planète elle-même et sans doute à la fin de la condition humaine.
12 février 1977
Nombreuses rencontres ces jours-ci avec Jean-Pierre, il prépare toujours avec soin son exposition au Centre Culturel français, Piazza Navona organisée par Paul Tabet et dont je présente le catalogue : « Le regard et l’Ecriture ». Elle commence le 12.Il veut exposer sa presse, et donc la transporter, ce qui n’est pas une mince affaire. De même, il a écrit un texte pour expliquer ce qu’est la gravure. Il le fait photocopier en un grand nombre d’exemplaires pour pouvoir le distribuer.
Velly choisit de reproduire sa gravure « N’amassez pas les trésors » (1975). J’écris en légende, le commentaire suivant : « Ne regardez rien de ce que vous savez, le dessin va percer l’œil, de ce côté-ci le rire est trop strident. Les poignards sont effilés, la planète est devenue une chair tubulaire et lardée. Les souffrances et les rires sont trop énormes. Il faut se boucher les oreilles, se cacher les yeux et rire jusqu’à la mort. »
Je fais avec l’Arca des photos de ses gravures à Arricia. Velly cadre lui-même ses gravures, avant que je les photographie à la chambre. Le format 10 x 12 permet de mettre en valeur tous les détails. Velly cadre quatre à cinq détails par gravure. Mais il me montre sans cesse des détails encore plus petits qui m’ont échappé. Il a caché plein de petites choses malicieuses dans l’infinie prolixité de ses gravures. Et je m’aperçois que les infimes détails sont autant de signatures cachées, qu’il y tient beaucoup.
« On ne les voit pas, ces petits détails, il faut regarder mes gravures à la loupe ».À partir de ces photos dis-je nous pourrions réaliser un film étonnant, une découverte insolite de l’invisible de tes gravures. « Oui dit-il, on donnerait à voir mes gravures autrement, ce serait surprenant. »
1er mars 1977
Exposition « Les Graveurs Visionnaires de Paris » à la galerie Bijan Aalam à Paris. Soirée à la maison avec les graveurs et Velly. (Desmazières, Doaré, Le Maréchal, Rubel, Mockel, Bontoux). Belle et chaleureuse soirée.Nous faisons des photos rue Lemercier avec les enfants Velly et Moreh. Les murs du salon sont ornés d’œuvres illustrant l’œil. « Ta maison est un œil qui regarde partout ; chez toi, on peut vraiment dire que les murs ont des yeux. »
9 avril 1978
Dimanche chez Velly à Formello« Cherche- moi des vieux clochards, des vieilles femmes au visage bien fripé, je voudrais venir passer quelque temps à Paris pour les dessiner. »À propos de son art : “ Je pense avec l’aquarelle, l’huile ou le burin. C’est associer une technique à une sensation. Trois modes complémentaires qui ne sont qu’un.”
8 mars 1983
Velly à Paris pour son exposition chez Michèle Broutta (jusqu’au 12 avril). Nous parlons de la gravure du rapport entre le blanc et le noir. « Ce sont deux couleurs qui n’existent pas dans la nature, elles sont une forme mentale de l’œil qui exigent une rigueur et une tension extrêmement fortes de l’esprit et du corps. J’ai compris cela le jour où j’ai eu la révélation de Dürer en découvrant ses gravures à la Bibliothèque Nationale ».
À propos du « Massacre des Innocents » : “J’ai passé plus d’un an à cette gravure. Des milliers de petits personnages dont chacun est unique. Une vision extrême dans le détail est une vision d’ensemble. Le rapport du macrocosme au microcosme. Ce double rapport, cette cohérence entre l’infiniment petit et l’infiniment grand c’est cela pour moi, le rapport visionnaire”.
“Le burin est un style appliqué à écrire sur une plaque de cuivre. Qu’est-ce que la beauté ? Ce qui la détruit. Ce moment où elle semble prête à rendre l’âme : un tronc noueux et décharné, un visage buriné, un insecte figé, des fleurs desséchées. Il y a une beauté du monde et une beauté apocalyptique.”
Le rapport, entre les choses, le moment du passage : « Peindre entre l’ombre et la lumière, cet instant indécis. Ce moment charnière où la conscience et l’inconscient où la nuit et le jour sont une alchimie de la transition.»
De la beauté de la Création : «L’onde, l’arbre, l’animal, la paix de l’ange qui étend ses ailes de sérénité et d’harmonie. La nature est une pensée de Dieu.»
Ce qui est lisible n’est autre que notre part d’invisible. Ce qui est, est le son inaudible, la vibration fondamentale et créatrice des formes.
Mars 1986 - ParisIl est des êtres qui vivent en soi et avec soi à plusieurs dimensions, qui sont toutes celles de l’amour et de la communion intérieure. Celle de l’homme, de l’œuvre, des inoubliables rencontres, du rire, des moments de vie, des innombrables «croissances » de la vie au fil des années.
Velly et son œuvre font partie de cette « croissance » de ce regard partagé, de ces moments rares où l’on regarde soi-même et la vie ensemble. Il y a chez Velly une mélancolie profonde, le sens tragique de la vie, une source vivante pourtant entre le désespoir de l’humain et le profond émerveillement de la nature... Un sens de l’infini.
Sa contemplation apparemment froide, méticuleuse, peut devenir bouleversante, initiatique comme dans sa gravure les Temples de la Nuit. Je lui dis combien cette œuvre me touche au-delà des mots, comment elle m’émeut au plus profond, par cette femme couchée entre deux mondes, deux nuits et deux lumières, une vision intérieure qui m’est aussi propre. Elle me rappelle une nouvelle écrite dans ma jeunesse, celle d’une dame qui s’enfonce doucement dans une rivière et disparaît. L’amour ne peut être que désespéré, tant la beauté est au-delà de la vie et de la mort.
« Il y a dans la nuit, plus que la nuit, je mets des lumières dans la nuit, la nuit seule est porteuse de la lumière. »
Janvier 1987
Nous parlons de Lunven que Velly admirait et qui était son ami. Le suicide de Lunven le hante toujours. « On l’a poussé au suicide, il n’était pas homme à vouloir se donner la mort lui-même. » Terrible phrase qui me fait frissonner. Je n’ose pas interroger plus avant Velly sur ce qui le porte à dire cela. Qui l’aurait poussé au suicide et pourquoi, qui l’aurait psychologiquement manipulé et pour quelle fin ?
A rapprocher d’une autre réflexion de Velly à propos de Lunven : « Il y a des êtres qui sous le couvert de l’amitié préparent votre mort ».
Nous feuilletons page par page l’Art Visionnaire avec Velly et Moreh. Chacun met un plus ou un moins aux œuvres choisies qui méritent d’être conservées ou non. Velly me reproche de n’avoir pas mis d’œuvres d’Hercules Seghers. Je réparerai ce manque dans la prochaine édition.
30 mars 1988
Velly expose à la galerie Don Quichotte, à Rome, pour le 25ème anniversaire de la galerie. Il me montre ses derniers autoportraits, images de son propre destin. Au fil des ans, ses visages évoluent de la tendresse à la rigueur totale. De beau, il devient altier, puis grave et tragique. Son dernier autoportrait témoigne d’une lucidité, d’une rigueur étrange et inébranlable. Il ressemble à un preux chevalier qui vient juste d’ôter sa cuirasse après une terrible bataille où il a risqué mille fois la mort. Il a vu le fond de l’horreur et se redresse fier et désabusé d’être encore en vie.
Velly avec ses cheveux de chérubin, que Leonardo da Vinci aurait aimé dessiner. L’œil terrible et bouleversant, incisif comme un trait de burin, scrutateur et froid. Cette froideur apparente que Velly affectionne et où se cachent tant de chaleur, de vérité intérieure.
Samedi 26 mai 1990
Disparition de Velly dans le lac de Bracciano, il avait 46 ans
Apprends par son fils Arthur la mort de Velly : sensation d’avoir bras et jambes coupés. Une mort apparemment absurde : celle d’une dernière promenade, il est 10h du matin, Velly est déjà au travail. Des amis arrivent, ils viennent à l’impromptu lui demander de faire un tour sur le lac de Bracciano avec son catamaran. Velly n’a pas envie de sortir. Ils insistent. Ils ne savent pas qu’ils sont les messagers de la mort. Velly trace un dernier trait, pose le crayon, il invite son fils Arthur à l’accompagner. Il fait frais. Sur le catamaran Velly, ce matin-là ne s’attache pas. Il regarde le lac paisible, le bateau des amis n’est pas encore visible. Puis tout à coup une vague ou un coup de vent. Il perd l’équilibre, tombe la tête en avant. Se débat semble-t-il un peu et sombre à jamais avant qu’Arthur ait pu faire quoi que ce soit.
Il s’en est allé vers les éléments naturels qu’il a si souvent peints et dessinés : le vent, l’onde, l’étendue des eaux. Il a si souvent évoqué l’image de ces corps immobiles étendus au fond des eaux, images prémonitoires qui deviennent aujourd’hui sa propre réalité.
Une fin mystérieuse, subite, digne de Velly qui se prêtait à la vie et au monde sans vouloir y demeurer tout à fait.
Jean-Pierre VELLY / Michel RANDOM
Entretien du 12 novembre 1982 (lire et entendre l’entretien complet)
Entretien Jean-Pierre VELLY/ Michel RANDOM
Paris 7 mai 1983 (lire et entendre l’entretien complet)