Gabriele Simongini
L’enigme de la bille et de la montagne
Palazzo Poli, Istituto Centrale per la Grafica
in, «L’Erma» di Bretschneider, Roma, mars 2016
traduction P.H.
Un message crypté dans une histoire, gravé entre les lignes, à contre-jour. Le mystère de la bille et de la montagne, de la nature et de la circularité du temps, si éphémère pour les êtres humains. Le sens du sublime, l'angoisse de la perfection, la fragilité de la vie, du fini et de l'infini, la recherche de soi-même allant aux limites extrêmes de ses possibilités, dans une seule et même grande entreprise, épique et solitaire. Oui, dans le manuscrit de Jean-Pierre Velly intitulé Quand l’enfant regarde la montagne (1988), publié pour la première fois dans le catalogue de l’exposition posthume organisée en 1991 à la galerie Don Quichotte à Rome, on trouve une sorte de testament spirituel, symbolique, une voie complémentaire par écrit aux évidences concrètes des tableaux. Cette nouvelle semble être remontée à la surface, comme un message dans une bouteille, cette histoire n'ayant été publiée qu'après la mort de l’artiste. Elle a refait surface du fond de l'abîme lacustre qui a englouti Velly, qui s’en est retourné renouer avec cette nature avec laquelle, avec ses propres œuvres, il avait accompli une prière infinie et rempli d'espoir et, en même temps, de désespoir.
Dans cette nouvelle, il y a deux enfants, même si c'est peut-être toujours le même qui vit deux vies. Le premier cherche la bille la plus parfaite jamais vue, notamment parce que, dans ses rêves, les étoiles se transforment en sphères de jeu et déclenchent "Un jeu de comètes, d'étoiles qui roulent, se croisent, s'entrechoquent ... explosion de lumière et de bruit ". Comment ne pas penser aux nuits étoilées présentes dans tant d’œuvres de Velly (fig. 1, Fleurs d’hiver), dans lesquelles une beauté poignante se joint inextricablement aux catastrophes qui peuplent la vie de l’univers? Du reste, Pessoa avait raison de dire: “Tout ce qui existe, existe peut-être parce qu’il existe autre chose. Rien n’est, tout coexiste” (Pessoa, 1982). Le fait est que l’enfant de quinze ans décide de quitter sa famille pour chercher "sa" montagne et la trouve finalement, elle a une "surface d’ivoire". Il l'entoure et la capture patiemment dans "une toile d’araignée de bois", créant ainsi un échafaudage gigantesque qui lui permet de la sculpter, de l’amenuiser et de la transformer en une sphère exemplaire, ou plutôt en une bille parfaite. Entre-temps, soixante-quinze ans se sont écoulés, pleinement engagés dans ce travail obsessionnel. Enfin, l’ex-enfant peut s’étendre sur le grabat de sa petite cabane, en serrant la bille parfaite dans sa main. Son travail et sa vie se sont accomplies dans la poursuite de la perfection, et le temps s’est écoulé en un clin d’œil.
Cette inquiétude obsessionnelle de la perfection (ce n'est pas un hasard si Paul Valéry avertit: "La perfection réside dans le détail”, Valéry 1934) était aussi l'un des démons de Velly. Il avait une conception atomiste de l'acte créateur qui se recomposait en faisant vibrer l'infini. Pour l'artiste breton, tout était dans la forme, peut-être même Dieu aussi, car il enregistre et arrête la détérioration de l'étant. Tout - dicible et indicible, visible et invisible, fini et infini - doit prendre forme, signe, couleur. C’est la condamnation et le salut de ceux qui, comme Velly, n’ont réellement vécu que lorsqu’ils ont gravé et peint, comme ce fut le cas pour l’enfant qui a creusé la montagne pour la réduire à une bille parfaite. Mais revenons à notre histoire. Après des longues années, lors d’une promenade en montagne avec son père, un autre enfant trouve sur le sol “une sphère parfaite de la taille d’une bille”.
Enchanté, il le met dans sa poche puis joue avec ses camarades de classe. Et cette bille se révèle à la fois parfaite, mais aussi magique et infaillible que lors les parties entre écoliers, elle touche à chaque fois les autres billes, même de très loin, et même avec des jets complètement ratés. À l'âge de quinze ans, cet enfant-adolescent quitte également la famille pour retourner à l'endroit où il a découvert cette sphère magique. Il le retrouve, reconstruit la précédente cabane et décide d'y vivre pour “découvrir le secret de la petite bille blanche”. Un jour, après maintes contemplations et réflexions, il commence à jouer avec deux fragments de pierre blanches et découvre qu'en les joignant, elles s'emboîtent parfaitement. “Finalement, il comprit ce qu’il devait faire: patiemment il reconstruisit, éclat après éclat, fragment après fragment, la montagne entière, jusqu’à ce qu’il lui en eût restitué sa forme originelle". Quand il finit son labeur, il a quatre-vingt-dix ans: “Il s’allongea sur son grabat, serrant dans sa main engourdie la petite sphère parfaite, la bille de son enfance. La dernière vision qu’il eut de ce monde fut l’image de sa montagne : il était le seul à savoir qu’au centre de celle-ci, il y avait un vide parfaitement sphérique. De la taille d’une bille.”De la grandeur d’une bille..
Et ainsi la montagne devient sans doute aussi la métaphore de la planche de cuivre en gravure, tandis que la bille est le miracle de la feuille imprimée. En fin de compte, le travail et la vie inépuisable des deux enfants ont recomposé l'harmonie originelle, en tirant l'œuvre parfaite, la bille, du cœur de la montagne et de la nature, sans la détruire. Pour Velly, qui s'est souvent qualifié de réaliste et non de pessimiste (“Avec les couleurs, j'aime dire que rien n'est grave, qu'un jour je mourrai mais que l'humanité continuera, et que même si la vie disparaissait un jour sur terre…” ), tout continue de toute façon, rien ne se termine pour toujours, comme l’a magnifiquement chanté Walt Whitman: "Le moindre germe montre que la mort n’existe pas / et que si elle existait, elle mènerait à la vie et n’attendrait pas son terme pour l’arrêter / Et l'instant où la vie est apparue n'a jamais cessé. / Tout continue et se déroule, rien ne disparaît jamais / La mort est très différente de ce que l’on croit / et de bien meilleure augure” (Whitman 1855).
En fait, dans les œuvres de l'artiste breton, la décadence et la naissance coïncident et s'identifient presque dans un merveilleux équilibre. Entre autres choses, ce n’est que dans la solitude que les deux enfants - artistes parviennent à l’absolu de la forme. Et ce n’est que par cette manière solitaire, vécue authentiquement par Velly dans son laboratoire "alchimique", qu’il a pu développer une sorte de mysticisme personnel: il aurait pu bien être d’accord avec cette réflexion de Thomas Merton: “Si vous allez vers la solitude avec un cœur silencieux, le silence de la création parlera plus fort que les langages des hommes et des anges eux-mêmes.” Dans le passage idéal de témoin entre les deux enfants, dans un temps suspendu (“Si nous essayons de faire abstraction du temps - a dit Velly - nous sommes déjà un peu plus libres”), il y a aussi le sens profond de la tradition, de transmission d'expériences dans le temps vibratoire du parcours de l'artiste breton, le rendant un peu moins solitaire et le faisant intégralement et activement prendre partie dans une grande ronde chorale (de Dürer à Rembrandt, en passant par Friedrich et Turner, rien que pour rappeler quatre compagnons de route de l’artiste). Arshile Gorky a dit: “Dans la tradition de l’art, on trouve la danse chorale, grandiose de beauté et de pathos, dans laquelle de nombreuses époques se côtoient dans un effort commun, tout en offrant ses propres contributions particulières et individuelles à l'événement collectif; chacun d'eux perd toute signification si les entrelacs de mains sont brisées. C'est pourquoi je crois que la tradition, c'est-à-dire le lien entre le passé et le présent, est si importante pour l'art. Le soliste ne peut émerger qu'après avoir pris part à la danse chorale.”
En ce sens, il est très emblématique que l'exposition de l'artiste breton, présentée dans les salles du Palazzo Poli, soit née de l'association de deux institutions fondées précisément sur une relation dynamique avec la tradition, l'Académie des beaux-arts de Rome et l'Institut Central de la gravure. De plus, Velly lui-même savait qu’il devait répondre à l’énigme de la bille et de la montagne; attentes du passé, celles qui donnent la force à un véritable artiste, comme le soutenait Matisse à Tériade: “Les arts ont un développement qui ne provient pas seulement de l'individu, mais aussi de toute une force acquise des civilisations qui nous ont précédé. On ne peut pas faire n’importe quoi, par hasard. Un artiste doué ne peut pas le faire. S'il utilisait seulement ses dons naturels, il n'existerait pas. Nous ne sommes pas maîtres de notre production. Elle nous est imposée. "Ainsi, la tâche fondamentale du deuxième enfant n'aurait pu être accomplie sans le travail décisif du premier, et des deux, unis, recomposent et refondent l'harmonie universelle. Ce qui émerge est l’idée d’une tradition en devenir, tournée vers l’avenir, clairvoyant, à tel point que Velly a pu deviner très tôt cette sorte d’apocalypse écologique et spirituelle qui nous submerge dans un gâchis chaotique et nauséabond, d’un consumérisme mondial capable d’épuiser et jeter mêmes les émotions et les sentiments.
De même que l’immense tragédie des centaines de milliers de migrants désespérés de notre époque semble avoir été presque prophétisée par Velly dans le Massacre des Innocents (1970), (fig. 2), avec le mouvement grondant d’une multitude d’êtres humains, surplombée par un ciel d'apocalypse. Sur cette voie, on imagine le regard ample de l'artiste breton confronté à un chef-d'œuvre visionnaire tel que la gravure Après (1973) (fig. 3) avec la prolifération d'objets flottants dans le vide infini désormais inutile, qui rappelle la scène finale, tourné au ralenti, de Zabriskie Point (1970) de Michelangelo Antonioni (fig. 4), avec l’explosion de la villa dans le désert, qui compte meubles, bibliothèques, vêtements, appareils ménagers, et tout ce qui représente le bien-être consumériste, se terminant en mille morceaux et finalement en une nébuleuse poussière, accompagné de l’incroyable bande son des Pink Floyd.
Et dans cette destinée qu’est celle de Velly, il semble même entendre résonner les paroles éblouissantes de Cioran: “Je voudrais exploser, ainsi que tout ce qui est en moi - toute l’énergie, tout le contenu - [...] dans une expression immédiate qui entrainerait la destruction de mon travail, de ma création et de mon inspiration; me réaliser dans la destruction, m'élever dans l'élan le plus fou, au-delà des frontières, et que ma mort soit mon triomphe. Je voudrais me dissoudre dans le monde, je voudrais que le monde se dissolve en moi, et que dans notre délire, nous générions un rêve apocalyptique, aussi étrange que les visions de la fin, et aussi magnifique que de vastes crépuscules. L'intrigue de notre rêve donne vie à des splendeurs énigmatiques et à des ombres séduisantes, à des formes bizarres et à des profondeurs hallucinantes [...] "(Cioran 1934). Oui, nous devons les garder bien précieusement, les œuvres de Velly, près de nous: en les regardant, on a enfin l’impression de rentrer chez soi, avec la bille blanche en main, ou avec cette idée d’art «épique» qui interroge le grand mystère de la vie et de la mort, sur leur inextricable imbrication, sur la fragilité de l'existence humaine.
Velly a probablement été le dernier bon artiste à avoir traité de manière conjointe ces questions décisives, autant avec la gravure qu’avec la peinture. Il a continué obstinément à poser des questions que la grande majorité des êtres humains ne se posent jamais de toute leur existence. Voici la première, fondamentale, proférées par les paroles cristallines de Rilke: “Je n’ai pas réussi à exprimer [...] tout ma stupeur que les hommes, depuis des millénaires, frequente la vie et la mort (et nous ne parlons pas de Dieu), que nous sommes toujours aujourd'hui (et pour combien de temps encore?) toujours face à ces inquiétudes premières, plus immédiates, et précisément les uniques inquiétudes (que devons-nous encore faire ?) tels les novices, entre le désarroi et l'évitement, si misérables. N'est-ce pas incompréhensible? "(Rilke 1928). Tout cela n’est pas incompréhensible: nous nous permettons de nous répéter devant l’impuissance créatrice, devant les vitrines à la mode et les médias simiesques, qui imitent ce qui afflige tant le système artistique actuel? Vice-versa, depuis le début de sa carrière, Velly s'est dressé, les yeux grands ouverts, face à ces questions immortelles, et les a transformées en des formes explicites d'un “infini fini”, immanentes à la fois au détail et à l'immensité. Son âme était atmosphérique, pour ainsi dire, capable de percevoir la profonde unité qui relie les mouvements de la nature à ceux de la pensée et des sentiments humains.