Giorgio Soavi
Le tableau qui me manque
Garzanti, Milan 1988, pp. 84-85
Un peintre qui imitait parfaitement les fleurs se retrouva un jour sans repères avec la réalité. Parce que ce qu’il voyait était la copie de ce qu’il allait bientôt peindre. Et cela l’angoissait que de penser que son propre talent n’était qu’une bataille perdue d’avance. Il chercha alors d’avoir des rapports plus clairs avec ses antagonistes bien-aimés, quand il travaillait sur des petits bouquets de fleurs enfilés dans des verres, et sur la feuille où il épanchait eau et pigments; quelque chose à leur dire, à ces fleurs des champs qui désormais le regardait lui, dans leur image dédoublées comme des siamois - lui, père insupportable qui avait mis au monde ces deux créatures. Souvent, avant de s'endormir, il se demandait lequel des trois était le meilleur et seulement lorsque les fleurs dans le verre se sont couchées sur elles-mêmes, perdant la vie, l'homme qui les avait dépeintes pouvait se calmer même si, le lendemain , l'histoire se répéterait: parce que son destin, pour le moment, était de dessiner des fleurs.
Il avait essayé de leur ôter vie et couleur, à ces fleurs des champs, les laissant allongées sur la table pour les faner plus rapidement. Mais les fleurs, indifférentes à cette cruauté, étaient encore plus belles et lançaient vers son regard des couleurs et des poses encore plus poignantes, une odeur particulière qui faisait qu’il les aimaient encore plus qu’avant. Cette odeur, que certains pourraient qualifier de “mortelle”, l’enivrait et lui procurait de nouvelles ouvertures comme si leur état fébrile de personnages en voie de décomposition envoyaient des mots, des sons et des formes encore plus attirants que celles qu’elles émettaient dans elles étaient posées dans des vases.
L’homme suivait toutes les phases et les perspectives de ces brins d’herbes posés sur la table et compris que leurs formes étaient encore plus fascinantes lorsqu’elles séchaient. Et maintenant, avec ces brindilles consumées sur la table, il suivait une nouvelle réalité qui l’obligeait à créer de nouvelles familles - identiques entre elles - parce que son “métier” n’avait de cesse que de le pousser à dessiner la copie, sèche ou humide, maigre ou charnue de cette nature qui posait pour lui.
À ce moment là, le peintre Jean-Pierre Velly se mit l’âme en paix et comprit que sa vie et son talent d’artiste étaient vraiment inexplicable. Pendant tant d’années, il avait cherché à donner à son art la métamorphose de quelque chose qu’il avait devant les yeux dans sa beauté parfaite. Ce n’est pas comme cela que firent les grands peintres qui l’avaient précédé ? Chacun à sa façon donnèrent aux fleurs des caractères violents ou calmes: Van Gogh avait fait se combattre dans les plaines de Provence les tournesols avec le soleil; Matisse les avaient peintes allongées comme des odalisques épuisées par de trop nombreux après-midi de torpeurs silencieuses. Tandis que Jean-Pierre Velly avait simplement trouvé la façon de dessiner la vérité des ombres reflétées sur la feuille de papier. Un artifice que lui-même amplifie en déchirant lesdites feuilles de papier, les torturant, les salissant pour les vieillir, afin de les empêcher à tout jamais de se séparer du dessin. Les gens, regardant ses aquarelles, auraient dit que Velly était le meilleur dessinateur de fleurs car le plus enchanté par la Nature: une parfaite réplique de la bravoure de la création.
Dans une pièce au centre de Formello se trouve l’atelier de cet homme de 40 ans, vêtu d’une vareuse de marin breton et de sabots de bois, de grands morceaux de bois dans lesquels entrent ses deux pieds enfoncés dans des chaussons de laine parce qu’il fait froid. Un sentiment de gel perpétuel règne dans cette campagne auquel mon dos de citadin n’est pas habitué, froid insidieux qui s’infiltre immédiatement dans la carcasse pour envahir ensuite la chair et enfin les vêtements. Dehors, c’est le printemps, des chiens blancs dorment au soleil, les chats n’ouvrent même plus les yeux. Dans son atelier, deux panneaux annoncent: Ici on ne touche à rien. Dans une boîte en carton, il y a les restes fossiles d’un chaton mort avec la gueule grande ouverte, qui a miaulé ou baillé il y a bien longtemps. Sur des tables des restes d’insectes, d’ossements, des crayons et des crayons de couleurs et finalement les fleurs qu’il dessine. Elles sont presque toutes plantées comme des clous dans le mur, entre une pierre et l’autre et dépassent comme des bouquets naturels. Dans des vases, des orties, des herbes des champs, des fleurs oranges ont donné la lumière aux aquarelles réalisées cette année. Je peux affirmer avoir vu la migration - émigration? - des pensées entre les fleurs et leur peintre. »
La dernière fois que j’ai jeté un oeil au studio de Giacometti à Paris, j’avais empilé des caisses de bière trouvées dans la rue pour pouvoir voir dedans, et de là, regardant cette petite pièce désormais vide, j’ai vu, sur un petit guéridon, un bouquet de fleurs qu’une admiratrice avait déposé. C’étaient les fleurs, les os, les fils, les reprises, l’ébauche de ses dessins. Ce n’étaient pas n’importe quelles fleurs, parce qu’elle s’étaient identifiées à lui.
Celles du studio de Formello se sont identifiées à Jean-Pierre Velly, qui les dessine ensuite sur de vieux papiers raccommodés avec de petits morceaux, semblables à de petites pièces sur une carte; leurs couleurs, même verdâtres, ont un fond biscuit, mais peu cuit.
Ce sont généralement des herbes placées sur une table ou placées dans un verre d'eau. Le fond est parfois grandiose car derrière ces rebords de fenêtres, il y a des nuits étoilées, les vagues d'une mer aux eaux peu profondes qui s'ouvre sur un paysage lumineux et immense qui me rappelle ce célèbre tableau d’Altdorfer où, au-delà des soldats qui combattent, s’étend un paysage extraordinaire au soleil brûlant dans le couchant. La vision d’une ouverture à couper le souffle d’un simple observateur admiratif.
La lumière diffuse que l’on voit dans son atelier - un minuscule studio aux murs blanchis à la chaux. Pour obtenir la lumière diffuse d’aquarium capable de saisir ces fleurs, Velly a fabriqué une espèce de toile avec du papier blanc, un autel à l’intérieur du studio.
Giorgio Soavi
Il quadro che mi manca
Garzanti, Milan 1988, pp. 84-85
traduction: PH