Catherine Velly
La clef des songes sur la porte du monde
Jean-Pierre Velly, mon père
2016
traduction P.H.
Etant enfant, quand j’entrai dans l’atelier de Jean-Pierre Velly, mon père, j’étais comme enveloppée et enivrée des différentes odeurs qui flottait dans l’air. Des notes indescriptibles… parfois douces et voluptueuses, parfois plus acidulées et âpres, provenant des essences et matériaux qu’il employait dans sa peinture: des tubes de couleurs à l’huile, de la térébenthine, des huiles spéciales, un mélange bien particulier. C’est l’essence des artistes, un peu la quintessence de leur propre vie. Car c’est ainsi qu’oscille leurs existences, tendues et suspendues entre leurs couleurs et celles du monde et les objets du quotidien.
Ainsi, Catherine, l’enfant que j’étais alors, pénétrait dans l’atelier, soit par volonté consciente, soit par instinct, sachant qu’étaient ici recueillies les choses du monde, et où l’on les re-créaient grâce à des couleurs et des odeurs. Des pointes de silex ramassées sur les plages bretonnes, étranges carcasses d’antiques animaux marins, squelettes rassurants d’animaux familiers de notre époque, l’espace dans lequel j’étais formait une véritable chambre des merveilles, un cabinet de curiosité des anciens, la Wünderkammer de ces passionnés des mystères de l’univers et insatiables curieux des phénomènes naturels.
Ainsi dans un vertige spatio-temporel, l’atelier rassemblait à tout un curieux microcosme qui interloquait, fascinait, séduisait. Et entre les êtres et objets anciens ou contemporains, il y avait aussi les rejetés, les exclus de l’admiration humaine: le rat cloué, la grenouille séchée, l’insecte immortalisé et cristallisé dans un simulacre de mort, dans un ultime cri de désespoir de vie. L’espace accueillait tout aussi bien des insectes vivants: l’araignée, sur son avant-scène de toile présentait le spectacle du microcosme, dans lequel le monde entier se retrouvait. Papa n’aimait pas les retirer; il disait que non seulement cela ne le dérangeait pas, mais que ces araignées utiles faisaient partie de la chaine de la vie toute à fait merveilleuse. Enfant, j’étais terrorisée par les descendantes d’Arachnée, si agiles, si inquiétantes, et si silencieusement laborieuses. Avec le temps, j’ai compris que, pour lui, elles étaient les héroïnes d’un théâtre bien trop réel pour succomber à la névrose domestique du balai. Aujourd’hui, l’enfantine frayeur atavique demeure, mais le merveilleux et le respect de ce microcosme prévaut. Mon père m’a appris à ne jamais les tuer. Ainsi, quand leur présence oppressante me désoriente parce que trop proche, avec courage et délicatesse, je leur propose un autre logis, un peu plus éloigné, sachant parfaitement bien que, un jour ou l’autre, elles viendront de nouveau me rendre visite, parce que, par bonheur, le cycle ne s’interrompt jamais.
Et dans les flâneries enfantines à l’atelier, lieu d’émerveillement aux présences étranges et effrayantes, trônait la reine de la nuit, la chauve-souris cristallisée avec sa soi-disante âme noire de la mythologie nocturne, fascinante et inquiétante, “difficile”, et somme toute rejetée par tous. Dans cette nuit, personnifiée par la chauve-souris, mon père, comme quantité d’autres artistes d’ailleurs, y a ressenti les plus profondes révélations et subi les tourments les plus effrayants. La nuit, apparente liberté de l’artiste, peut aussi constituer une cage, une sorte de (con)damnation. Velly a écrit: “Le noir de mes jours vient du blanc de mes nuits”. Et c'est ainsi que je me promenais entre ces mille choses du monde, micro et macrocosme enfin réuni dans une exaltation de la vie et de la mort. Aux conventions et aux mythologies diurnes des gens ordinaires faisait place cette cosmogonie de chauves-souris clouées, de hiboux embaumés, de crapauds écrasés, occis par cette technologie de l’automobile qui traverse le paysage et éventre leur nuit avec ses phares.
Voici Paysage aux autos, comme Tas d’ordures, deux gravures qui font de mon père un artiste tout à fait contemporain, narrateur de son époque. Ces invasives et bruyantes automobiles, ces montagnes d’encombrants déchets obscurcissent jusqu’à l’horizon l’empire du plastique et du fer blanc. Il tenait à le rappeler souvent: malgré l’amour qu’il avait de la technique des anciens (qu’il employait avec discipline et méthode), il était une personne qui exprimait tout à fait son époque. Nous sommes toujours, quoi qu’il arrive, les enfants de notre époque, de corps et d’esprit. Chaque sensibilité, bien sur, peut se tourner vers d’autres temps ou périodes plus ou moins anachroniques. On en vit, on en souffre. Mon père était comme cela; et ma mère aussi, qui fut elle aussi une artiste. Parce que les artistes sont comme cela, ce sont les poètes du monde. Et mes parents, ces poètes du monde, aimaient ce sensuel Paysage Romain, qui dans un passé lointain, à l’apogée de la fascination et de l’attraction que constituait l’Italie, avait séduit tant d’artistes du Grand Tour.
Et ce fut bel et bien un Grand Tour pour mes parents qui élurent domicile dans un petit village aux portes de Rome, emprunt de magie cosmique et naturelle, imprégné de vestiges étrusques emprisonnés dans le tufo, la pierre locale, recouverte de mousse qu’on allait ramasser à Noël pour décorer la crèche. Les arbres noueux, ces grands seigneurs des bois, présence emblématique du Latium enchantèrent mon père, qui les adorait depuis les lointaines promenades qu’il faisait avec son grand-père en Bretagne, tout en écoutant les légendes celtiques que lui susurrait à l’oreille cet ex marin charismatique.
L’ancestrale, atavique puissance des légendes celtes furent la scène d’une imagerie sensuelle et inquiétante qui se développèrent dans son fantasque et fervent esprit d’enfant qui l’enveloppèrent et le fascinait, dans les sentiers creusés et façonnés de la terre et du temps. Une mythologie passionnante racontée dans des lieux magiques, chargée d’une énergie magnétique comme lui des “petits chemins creux” dont parle encore passionnément ma tante Anne-Marie, une des deux soeurs de mon père. Elle aussi témoigne que ce sont bien ceux-là les éléments fondamentaux pour bien comprendre son esprit, les bases mêmes de sa poétique d’artiste et d’être humain. Et de sa Bretagne natale, Papa retrouva ces vieux arbres noueux en Provence dans son adolescence, puis bientôt d’adulte à Formello, dans la campagne romaine. Ils continuèrent à lui parler dans leur langage mystérieux et obscur, et qu’il traduisait pour nous, par chaque détail de feuille ou de branche, de troncs éteints ou brisés, ou au contraire fiers et victorieux sur le temps qui passe, une merveilleuse image de l’artiste, la plus troublante et admirable poésie de la “complexe simplicité” de l’univers.
A chaque fois que l’on revenait des délicieux déjeuners des auberges des environs de Formello, il m’invitait à bien observer les arbres, à prendre conscience de leur beauté naturelle, apparemment simple et immédiate, et qui en réalité est le fruit magique quoique bien organisé d’un système complexe et parfait. Leur universalité, si puissante et imposante, était une danse harmonieuse entre le simple et le complexe, une dialectique entre le fragment et le tout, un dialogue entre les parties que patiemment sa main orchestrait comme la plus tourmentée mais la plus réussie des symphonies.
Papa et Maman décidèrent de s’installer à Formello au début des années soixante-dix, justement pour fuir ce Paysage aux autos qui les dérangeaient en tant que sismographes du monde. Ils étaient capables tous deux de faire vibrer la corde de l’espace et du temps comme les poètes classiques mais aussi comme observateurs attentifs de leur époque. Ils étaient des prophètes de l’avenir. Ils choisirent une petite bourgade, encore aujourd'hui à dimension humaine, malgré le menaçant Paysage aux autos ait rejoint les bordures limitrophes de la ville, qui a accompli sa métamorphose en ville-dortoir de la capitale romaine voisine.
C'est là que mon frère et moi avons grandi, nourris nos âmes et nos corps de courses dans les ruelles et des chemins de campagne de tufo moussu, localité traversée par l’antique route Francigena, parcourue depuis des siècles par pèlerins et artistes en quête d’imaginaire. Ici nous avons grandi, été nourris de contes populaires et anecdotes locales, qu’à sa façon, mon père subtilement enrichissait. Toutes ces histoires nous accompagnaient quand nous nous promenions avec Arthur et Papa dans la campagne et les bois du Sorbo pour y cueillir des bouquets de fleurettes des champs, du cresson sauvage, de la mousse et à chaque printemps, des violettes pour Maman.
Voici donc l’enfance que nos parents nous ont offert, entre les mystérieuses forêts étrusques et les ruelles pittoresque du bourg, remplies des commérages des paysans, parfois acerbes, souvent sympathiques. C’est ainsi que le temps et l’espace de notre enfance s’est rapproché de celui des adultes. Nous sommes entrés dans ce monde presqu’à l’improviste, vêtus de nos vêtements d’enfant que nous étions, et que nous sommes restés quelque part.
Une des choses que mon père aimait le plus faire avec moi, à l’époque du passage de l’enfance à l’adolescence, à part de lentes promenades dans la campagne ou par les petites villes qu’il aimait, si denses en histoire et en mémoire, c’était de lire ce que j’écrivais. Il aimait que je lui apporte ce que j’avais écrit, soit les devoirs scolaires, soit pour mon plaisir, le fruit d’une enfant fantaisiste et curieuse, attirée par les merveilles et les étrangetés du monde.
Je n’ai jamais écrit sur lui jusqu’aujourd’hui. Je l’ai sans doute fait de façon indirecte quand adulte j’ai entrepris mes études ou quand je me suis mise à écrire - je pensais à lui, je me souvenais de lui. Je découvrais dans ses “images” gravées, dessinées ou peintes, des souvenirs et des liens qui ont continué à me parler, malgré sa disparition. Dans le bref espace de temps qui lui a été imparti, de sa brève vie, mon père a cependant ressenti au-delà de la mer apparement calme et béate du consumérisme, des secousses profondes, il a entendu la dévastatrice marée de la médiocrité et de l’aliénation humaine, s’en détachant pour mieux admirer la simplicité et la pureté absolue du processus créatif et de l’univers.
Aujourd’hui, pour la première fois, j’écris sur mon père. Et ce n’est pas facile. Sur certains aspects de sa vie, je ne veux pas m’étendre. Ce n’est pas une justification d’une volonté mnémonique des souvenirs et émotions de sa fille, qu’il s’agirait de mettre en forme de façon ordonnée. Ceci ne sera donc pas un essai critique sur l’oeuvre de mon père, sujet auquel se prêtent de grands professionnels et autres spécialistes du secteur.
J’écrirai plutôt une trame des souvenirs d’une enfant fantaisiste qui l’a connu et aimé, et de l’adolescente en lutte qui l’a perdu alors qu’elle tentait de mieux le déchiffrer pour mieux le comprendre. J’écris à une époque de femme mure que je suis, qui l’admire et pleure - non pas sur moi ou pour moi toute seule - le monde et le temps que la vie n’a pas concédé à mes parents.
Aux clairs et perpétuels échos de l’enfance s’ajoute la voix de la personne que je suis devenue, qui tache de ne jamais oublier le merveilleux mystère de l’existence, l’un des enseignements les plus précieux de mes parents. Je voudrais ici, en quelque sorte, tenter de faire “l’ombre et la lumière” sur la personne de mon père, du temps qui lui a manqué, comme à d’autres artistes, prophètes illuminés des trames subtils du monde. Ombre et lumière. Par ce qu’on ne vit pas seulement de lumière. On ne vit pas que dans la lumière. On vit aussi dans l’ombre. Et celui qui n’a pas d’ombre n’a pas de lumière non plus.
Le noir et le blanc de la gravure, le jour et la nuit et leur subtil frontière. Damnation ou suprême inspiration: c’est de l’ombre de la cavité utérine que l’on vient à la lumière, se sont aux abysses profondes auxquels nous sommes voués. Qui sait ? se questionne mon père dans une de ses gravures les plus inquiétantes. Tout commence et tout finit à l’ombre. Tout se métamorphose avec la lumière. Admirable beauté de la complexe simplicité du cycle de la vie. Métamorphose. Tout cela, mon père l’a compris très tôt, peut-être même déjà dès les turbulents cauchemars de son enfance dont se souvenait sa mère, ma grand-mère.
De l’ombre de ses entrailles, dans la douleur de l’accouchement elle le mit au jour, à la lumière constellée d’ombres. C’est grâce à la compréhension de cette dialectique du noir et du blanc de la vie que mon père en aimât davantage sa danse cosmique. Il grava, dessina et peint les formes, contours, couleurs, les sons et harmonies que le monde donne aux êtres vivants.
“C’était un hypersensible” disait ma grand-mère. Ses cauchemars d’enfant préfiguraient-ils ses ombres, ses moments noirs ? Il trouva bientôt des pages de blanc et il comprit de ses cauchemars qu’il existait sans doute une “Clef des songes.” Il suffit de la reconnaitre, la recueillir des souvenirs des “Temples de la nuit” et de savoir s’en servir. Ombre et lumière. Noir et blanc. Nuit et jour. Il ne faut pas avoir peur de l’ombre, du noir et de la nuit. Ne pas avoir peur du “difficile.” Il faut de la volonté, une méthode, de la patience et du courage. C’est cela l’enseignement de notre père. C’est ce qu’il enseignait aussi à ses élèves. Car c’est du difficile que nait souvent la beauté supérieure. Et pas seulement la reconnaissance d’avoir simplement dépassé les difficultés. Le difficile, l’obscurité, la nuit peuvent être une clef des songes, même après le cauchemar. Je pense à un vacillement baroque de Borromini ou à l’expression souffreteuse d’une statue hellénistique; ou encore aux complexes mais oniriques et hypnotiques lignes de Joyce ou au flux infini et inénarrable des souvenirs de Proust. Ecritures difficiles, écritures magnifiques.
Qu’il était - et est toujours - le maniement du burin! Et le dessin, exécuté sur le champs, devant un sujet réel ou imaginaire! Dessiner le corps humain, un arbre ou une fleur, c’est difficile, aussi complexe que le monde qui nous entoure.
Mon père comprenait tout cela comme la “clef des songes.” La clef du monde, de ses portes innombrables, pour chaque une clef existe, entre les noirs et les blancs, pour déchiffrer et vivre ces difficultés, au sein du grand théâtre du monde et de la vie, comme des points de départ. Des élans vers des cimes inaccessibles dans une douce et rassurante facilité, dans la rapidité ou l’immédiateté. Walter Benjamin écrit même dans son Origine du drame baroque allemand, essai de haute valeur épistémologique, que la voie et la méthode vers la vérité est indirecte et difficile. Le burin, et la gravure en général, représente une de ses sentiers indirectes et difficiles. La plaque, conçue pour être travaillée à l’envers révèle l’image; son véritable sens de lecture n’est compris qu’à la fin, après les procédés d’impression. C’est la clef du vrai, ou plus exactement une des clef de la vérité que nous réserve le monde et la vie. C’est la clef de la beauté et de son souvenir, même quand elle s’évanouit inexorablement et finit par mourir. Découvrit-il dans ses cauchemars d’enfant que la beauté et la vie finissent par s’éteindre ?
Il comprit peut-être que tout était fait d’ombre et de lumière. Avait-il compris que ces éléments d’où il provenait l’auraient un jour repris? Papa disait souvent: “ C’était si simple la vie.” Il comprit à un certain moment que ce n’était pas aussi simple que cela. Que c’était difficile, plus ou moins selon chacun, mais difficile. Mais en même temps il comprit qu’il existait des clefs pour ouvrir des portes qui préservait et prolongeait la mémoire de la vie, du monde et de sa beauté: l’art.
L’art préserve l’amour et la passion joyeuse, il les grava avec rigueur et discipline, avec application et légèreté, raison et folie. C'est la dialectique de Ethos et Pathos, clef de la lecture de l’art grec selon Nietzsche, sur laquelle travaille l’artiste, funambule en perpétuel déséquilibre et qui nous révèle à la fois sa profonde mélancolie mais aussi sa force, son courage d’acrobate dans la résolution de cet équilibre précaire de la danse cosmique, faite de chutes et de rechutes, titres bien choisis de burins de Velly.
Ceci n’est pas un hymne, une apologie stérile de la difficulté; il ne s’agit ici que de tisser la trame de la poétique et de la personnalité de mon père, pour comprendre aujourd’hui quelle fut son ode au “tout”, plus particulièrement dans l’ombre, l’invisible, dans les difficultés, spécifiquement dans les douces et soyeuses ténèbres des manières noires ou dans les noirs profonds des burins. Quand il gravait, et surtout quand il utilisait le burin, Papa ruisselait de sueur et de pensées. Souvent il nous envoyait en vacances prématurément, tandis que lui restait dans l’estivale Formello désertée, dans une chaleur étouffante, à pleurer ses côtes bretonnes et ses petits ports accueillants. Il travaillait, il a toujours travaillé dur, rappellent ma et sa mère.
Ce n’était pas un artiste “bohème”, dans le sens “fumiste” du terme. Ma mère me disait que depuis le début, depuis l’obtention du Prix de Rome, Papa avait continué à travailler de façon austère et constante à la gravure, un exercice à la fois physique et mentale, technique et spirituel. Tout cela dans le cadre d’une Rome de la dolce vita, un chant de sirène auquel mon père ne succomba pas, même si ma mère me parlait souvent d’un homme jovial, drôle, blagueur et aimant la vie.
Authentique, social et direct avec ses compagnons artistes et pensionnaires, avec ses amis en général. Mais aussi silencieux, souvent en sueur, tendu sur son travail quand il s’agissait de concilier sa passion pour l’art et les difficultés intrinsèques que représente la plaque de cuivre ou l’impardonnable premier trait de burin sur celle-ci. Il travaillait, économisait et il se serrait la ceinture. Aucune folie de la société de consommation, aucun véhicule de luxe. Des vacances saines, des restaurants tout simples en allant vers la Bretagne ou la Catalogne. Une auberge dans l’austère campagne romaine. Tous les étés dans une maisonnette au bord de la mer, pour ma mère, mon frère et moi. On n’a jamais manqué de rien, et, disons-le, il aurait voulu pour nous une vie “agréable”, tout en nous préparant à la dureté et à l’amertume de toute existence, même pour les plus “douces” en apparence.
Il est tout sauf un fumiste. Et ce n’est pas parce qu’il vivait principalement la nuit, qu’il gérait son temps à sa guise, qu’il ne devait pas poinçonner à horaires fixes… Il s’animait quand quelqu’un lui rappelait qu’il n’était pas obligé d’aller bosser jour après jour dans un boulot d’esclave aux horaires pré-déterminés. Ceux-ci oublient, ou ne savent pas, qu’un artiste, s’il n’est pas esclave d’horaires précis, est l’esclave de lui-même et de ses tourments, des sublimes dilemmes de la “mise en forme.” A ce sujet, une petite histoire: mes oncles catalans l’adoraient. En vacance en Espagne, il les entretenait jusqu’au petit jour, dans des conversations à bâtons rompus sur la nature de l’univers, ou par d’interminables parties d’échecs. Ils se rappellent comment Jean-Pierre s’énervait contre le lieu commun des artistes, du travail toujours “libre” d’horaires fixes et d’obligations. Ce luxe de la liberté qu’il avait choisi avait un prix élevé à payer: mais c’est la liberté qui l’a propulsé, l’a unifié à la poétique du cosmos, avec ses images qui tournoyaient dans son esprit, nettes et vertigineuses, qui donnèrent naissance à son oeuvre. Ses actions, de l’esprit et de la main, c’était sa carte à poinçonner; en tant qu’artiste, il se devait de restituer la trame subtile qui recouvre le monde, sa vérité invisible, la rendre manifeste dans l’obscurité de l’ombre. L’ombre de son dilemme cosmique et humain, qui trouve sa solution dans le signe gravé, dessiné ou peint. Et avant de pouvoir déclarer: Un point c’est tout, la route est longue et tortueuse, malgré la liberté des horaires.
Mon père a voulu et a réussi à faire de son art son gagne pain, dur et épuisant, constellé de difficultés et d’obstacles, comme tous les emplois. Un choix, une discipline, suivis avec méthode et rigueur, avec passion et sentiment. Et avec les chutes de la corde tendue, familière aux acrobates. Car l’artiste est aussi comme cela: un équilibriste suspendu dans le vide par cette corde précaire qui distingue le réel de l’imaginaire. La réalité du moment présent que nous vivons et l’imagination comme un “autre” monde qui, réinterprétée par l’imagination redécouvre la poésie de l’univers et sublime sont chant.
Mon père, dans un pêle-mêle art-vie, qui n’a pas toujours été ni facile ni évident, ne trouva peut-être pas LE sens, mais UN sens, peut-être pas LA vie, mais UNE vie dans le tissu fragmentaire de l’existence, à travers les trames infinis du trait, de la suspension fluctuante des têtes ou des corps en métamorphose ou en fuite, des multiples explosions d’objets et de choses. On dit: Horror vacui. Je dirais plutôt Amor Mundi. Visages et objets fixés dans le labyrinthe de la mémoire, par amour du monde, échappés des abysses de l’espace et du temps. Tel était l’artiste.
Et l’homme ? Les deux n’étaient pas si éloignés l’un de l’autre, mais quand même différents. Au travail, Papa était sévère et méthodique: il travaillait sans parler, il prétendait que le silence était nécessaire à la création. Mais il avait aussi l’art alléger la tension par des histoires ou des rires, avec une promenade dans les ruelles ou en rase campagne. Dans ou en dehors de l’atelier, chez des amis ou à la maison, avec moi ou avec mon frère qui devint son grand copain après les nécessaires épreuves de l’adolescence, il parlait de la vie quotidienne, d’astrophysique et de philosophie, des personnages du village hauts en couleurs, voire pittoresques. Il ne se moquait jamais des gens, ils ne les raillaient pas non plus, mais plutôt battait en brèche leurs préjugés. Le chat noir, le vampire chauve-souris, le cliché de l’artiste maudit enveloppé dans son écharpe noire, les sabots bretons qui résonnent sur les pavés des ruelles du village, il s’amusait à se “travestir” en cela, et espionner les réactions des paysans sur son passage.
Et pour finir, mais pas moins important, l’homme et l’artiste Jean-Pierre Velly fut ce qu’il fut grâce à deux femmes remarquables, deux mères. Sa propre mère, outre à lui avoir donné naissance, l’a compris, l’a nourri, lui a permis et a protégé son rêve de liberté, de certains membres de la famille quoi voyait dans l’art un métier incertain et précaire. Et puis ma mère, Rosa Estadella, à la lumière et à l’ombre de la femme et de l’artiste qu’elle fut, il faut mettre ce couple en regard. Sans l’ombre d’un féminisme banal et déplacé, je peux dire que leur couple constitue pour moi, qui l’ai vécu au premier plan, l’exemple de comment deux individualités peuvent se soutenir mutuellement et devenir meilleur ensemble.
Amante et muse inspiratrice, certes, mais pas seulement: elle fut l’épouse, l’amie, la mère de ses enfants à qui ils voulurent offrir la vie et le monde. Rosa dédia tout son âme elle aussi à l’art, et elle le fit avec douceur et générosité, celle d’une femme qui s’efface pour se conformer aux devoirs immenses que la création impose. Et en même temps, elle voulait absolument être une mère, et vécu cette condition naturelle, viscérale, de la meilleure façon possible.
Dans l’enchevêtrement de la création humaine et artistique, dans l’esprit entièrement a cette consécration, je redécouvre la rencontre et le mariage “mystique” de mes parents. Ce fut un dialogue et un échange. Ils se conseillèrent mutuellement, ils s’entraidèrent, ils s’offrent à l’un l’autre. Inévitablement ils se disputèrent aussi, car l’amour et la passion pour l’art et la vie portent à se fondre corps et âme mais aussi à se repousser pour revenir des individualités distinctes.
Puis, la vie, comme disait Papa, n’était plus aussi simple que ça. Ils s’aimèrent d’un amour difficile et intense. Même quand ils comprirent un jour qu’ils ne pouvaient plus vivre cet amour sous le même toit, ils s’estimèrent, observant la richesse et la valeur de leur travaux réciproques. A travers ces lignes, je voudrais souligner que ma mère fut à la fois incisive et décisive pour Velly et pour son oeuvre; et en même temps, elle fut discrète et silencieuse, présente et généreuse comme savent être les femmes de valeur au côté d’hommes forts qui les ont choisi. Elle avait cette capacité de diriger - même dans l’ombre - sur lui et sur nous un rayon de lumière réfléchie, émanant de ses coups de pinceaux aux transparences aquatiques dont elle donnait naissance elle aussi avec peine dans son atelier.
Jusqu’à la fin de ses jours, ma mère a créée et peint et en parallèle avec Vinicio, fervent élève de Papa, elle a aidé à transmettre l’ampleur de l’oeuvre gravé de son Jean-Pierre, organisant des expositions et en augmentant la diffusion de son oeuvre. Elle espérait et rêvait d’une école de gravure traditionnelle, une victoire de la mémoire sur le temps.
Mais tout comme pour Jean-Pierre Velly, le temps ne fut pas clément pour ma mère, Rosa Estadella. Chronos, cet éternel tyran, inexorable imposteur, se senti défié par ces deux poètes du monde, qui, faisant fi d’eux-mêmes, le surpassèrent grâce à l’art. C’est pourquoi il avança plus tôt que prévu l’heure suprême, et ainsi faucha le secret du mystère absolu des choses. Les artistes à la fin de leur séjour terrestre ne peuvent plus créer et mettre au jour de nouvelles images. Mais cependant, et à travers leur art, ils continuent à s’exprimer dans un langage toujours actuel, qui se mesure à n’importe quel époque, chargé de sens et de signification, chargé d’amour et de rêve. Car c’est une des leçons de l’art: apprendre à aimer et à rêver, à croire, à trouver une clef, savoir s’en servir, dans la présence comme dans l’absence.
Papa disait qu’il est impensable de peindre ou de dessiner si on ne connait pas l’anatomie humaine. L’infatigable jeu d’ombre et de lumière du rouleau de papier hygiénique était un exercice fondamental qu’il imposait à ses élèves, révélant un secret mystique. Il me racontait souvent que même un simple maçon, encore novice, doit suivre une méthode rigoureuse pour faire chaque matin son ciment, technique ancienne et fondement de tout bâti.
L’amour et les rêves peuvent eux aussi être forgés, grâce aux clefs que sont patience, imagination, technique, méthode, discipline, sublimés par la passion et l’émotion. Passion et émotion, la clef des songes, les songes, les clefs du monde.