Michel Random (1933-2008)
Les Voyageurs de l’Ombre et du Regard
extrait du catalogue le Regard et l’Ecriture, une exposition proposée par Michel Random au Centre Culturel Français, février 1977
Le Réel et l’Imaginaire, le fantastique et le visionnaire, et encore, au-delà des mots, l’indéfinissable voyage des idées et des impressions, du rêve et de la sensation.
C’est ce que proposent les gravures, les noirs et les blancs, les ombres et les gris, en quelque sorte la nuit et ses degrés, de Gerbier, Mockel, Doaré, Rubel, Velly ou Le Maréchal.
Réunis ici, plus parce qu’ils représentent une affinité de sensation qu’une concordance de style, ces graveurs ont un air de famille - (j’allais dire un rêve de famille) car avec eux, comme on le disait si bien autrefois en termes précieux, «l’indéfinissable attrait du mystère » persiste.
A vrai dire on se prend à se demander pourquoi les gravures d’ombre de Mockel sont si envoûtantes? L’évidence n’est pas ce que vous avez saisi - regardez, la scène se compose et se recompose, l’ombre bouge, le blanc fascine, quelque chose trouble, et Mockel n’a voulu dire que ce quelque chose. Du même côté de la nuit, Luc Gerbier est, si l’on peut dire, plus serein. Ce sont d’autres propositions d’envoûtement qui sont là: du côté des terres étirées et basses, des ciels plombes, une âme erre, on croit entendre une musique lancinante et voir s’élever, au-dessus des marécages et des eaux, des nuées de corbeaux noirs. Ce sont des paysages drapés, comme serait une silhouette drapée et insolite ou se découvrirait un romantique perdu de spleen.
Nous sommes en quelque sorte devant une image faite pour porter le regard et l’homme vers des degrés de sensibilité diffus, ou l’âme du paysage et l’âme humaine finissent par découvrir leur même vibration. De même Rubel propose ce monde indécis (hors de la vie et de la mort), une vision d’images rêvées où tout est piège. Regarder les gravures de Rubel c’est tomber dans un alambic, cet alambic opère une macération de choses, d’animalcules, de végétaux grouillants de vies, et tout cela forme une alchimie propitiatoire, une sorte de rite se célèbre, on ne sait pas si ce monde sert à la mort, ou si au contraire il prépare l’élixir de longue vie.
Cette sorte d’univers équivoque, de miroir à l’envers ou rien n’est réfléchi que pour l’être à nouveau, ce jeu des distorsions et des métamorphoses infinies, regardez-le chez Yves Doaré.
Il n’a que faire de dire, ou d’évoquer; Doaré écrit et burine si l’on peut dire profondément, avec une douceur et un acharnement qui viennent d’extrêmement loin. C’est un être des confins, qui nous porte a d’autres confins. Il n’y a pas à comprendre le pourquoi d’une tension, voir ses gravures c’est ressentir cette tension et plus encore en vivre l’effroyable écrasement. Les terres du déluge se sont soulevées, les magmas des mondes préhistoriques se voient bouleversés, quelque chose de terrible devient et Doaré règne peut-être dans quelque enfer souterrain, démiurge tirant les fils de ses mondes depliés.
Paradoxalement Jean-Pierre Velly et Le Maréchal nous ramènent à la surface. Chez Velly l’ombre se fait écriture, tout est dit avec une qualité d’analyste, de vivisecteur inspiré. Nous imaginons le graveur attentif a sa propre autopsie. Curieux jusqu’à l’extrême. Cette curiosité se découvre dans des détails si infimes qu’ils échappent à l’oeil le plus averti. Seuls des agrandissement de détails rendent perceptibles ces atomes d’objets ou de visages qui par milliers peuplent les gravures de Velly comme autant de petits tableaux. Donc exercez votre curiosité à la loupe, tentez ce jeu, sans, bien entendu, ne voir que ce jeu. Velly est un humoriste de situation, ses sarcasmes à l’égard de notre civilisation des détritus ont une ampleur cosmique. Le grain de poussière est une spirale qui conduit au soleil.
Reste que le voyage commence avec le temps et sort de la durée. C’est le cas de Le Maréchal qui se promène dans les astres piégés. En fait ce ne sont plus des astres, voyez plutôt des formes de sphères, d’excroissances maléfiques, telles des fusées, des spoutniks ou autres engins de destruction. Entre tous la vision de Le Maréchal est la plus menaçante, jusqu’au moment où il découvre l’arbre. Alors d’un grand geste de sa paume, il efface les rides du futur, l’arbre éternel est la dans sa puissance et sa transparence, et Le Maréchal écrit pour nous quelques belles paroles, un message lance à la mer, une invitation pour d’autres temps. Notre voyage n’est pas achevé, les temps d’outre les temps sont encore là, l’esprit s’arrête, le spleen continue son bonhomme de chemin, l’ombre et la nuit se marient en chiens de faïence, et tous ces contrastes restent en nous. Il nous faudra voir et revoir, et après tout, nous savons que notre propre clef s’ajoutera à celle du graveur, et qu’ensemble, quelque part, venue de quelle gravure? une méditation insolite se poursuit.