Jean-Pierre Velly,
artiste visionnaire
par Anne-Marie Velly-Fontaine
Jean-Pierre Velly est né à Audierne le 14 septembre 1943. Il commence ses études artistiques à l’école des Beaux-Arts de Toulon, d’abord au cours du jeudi, puis à plein temps de 1959 à 1961. Après avoir séjourné trois ans à Paris (deux années à l’école des Arts Appliqués, puis une passée à étudier les Maîtres au Louvre), il revient à Toulon à la rentrée de 1964, afin de préparer le Concours national de gravure, auquel il sera reçu premier (juillet 1965). En novembre de la même année, il entre à l’Ecole Nationale Supérieure des Beaux-Arts de Paris et obtiendra le premier Grand Prix de Rome de gravure taille douce (Juillet 1966), qui lui ouvrira, pour trois ans et quatre mois, les portes de la Villa Médicis, Académie de France à Rome. En 1970, il s’installe définitivement avec sa famille à une vingtaine de kilomètres de la capitale, consacrant son temps au travail de graveur et de peintre ainsi qu’à la préparation d’expositions en Italie et à l’étranger. Le 26 mai 1990, il disparaît accidentellement dans le lac de Bracciano à l’âge de 46 ans alors qu’il faisait du bateau avec son fils.
Une rétrospective de son œuvre fut organisée par l’Académie de France à Rome en 1993. Cette exposition devait être par la suite présentée à l’Abbaye de Daoulas mais les dégâts d’une inondation ont compromis le projet.
Ses œuvres gravées et peintes présentent des visions extrêmement élaborées, une technique raffinée digne des grands Maîtres du XV et XVI siècles. Les éléments réalistes, transfigurés par des juxtapositions, des amoncellements et des lumières étranges, possèdent une intensité et un rythme qui nous amènent à une autre façon de voir, qui suscitent des interrogations sur l’être humain, ses forces obscures, ses relations aux autres, au monde, au cosmos.
Le nom de Jean-Pierre Velly est indissociable de l’Art visionnaire qui s’est principalement manifesté à partir des années 1970, art qui en cette fin de siècle se développe à la jonction de deux mondes, dans une société où bien des sensibilités sont emmurées, où l’homme s’est octroyé des droits susceptibles de le rendre ennemi de sa propre survie. Une réceptivité aux forces essentielles de la vie, une conscience élargie, permettent à ces artistes d’établir une sorte d’intimité avec les mystères qui nous entourent, avec l’unité fondamentale des êtres et des choses, dans une perception immobile du temps, au-delà de la réalité directement visible. Leurs œuvres offrent à notre regard des mondes qui déroutent, qui troublent, qui ébranlent, car étant élaborés avec une minutie et une rigueur extrêmes, ils sont dotés d’une réalité saisissante. Le Maréchal, F. Lunven, P. Mohlitz, Y. Doaré, G. Rubel, D. Mazuru, Ljuba... des artistes que l’on ne peut oublier après s’être plongé dans le livre richement documenté de Michel Random, «L’Art visionnaire» (1991) aujourd’hui épuisé.
Jean-Pierre Velly et le Cap Sizun
Audierne et le Cap-Sizun, où vivaient ses grands parents paternels et maternels, ont beaucoup marqué la sensibilité de Jean-Pierre Velly qui y séjournait chaque année pendant les vacances. Après le décès de son père en février 1963, le jeune artiste revint très souvent chez sa mère qui s’était retirée dans sa ville natale et lorsqu’il partit vivre en Italie, il attendait avec impatience les séjours en Bretagne.
C’est d’ailleurs à l’«Hôtel de la Plage» qu’il fit sa première exposition en 1959, exposition essentiellement composée d’huiles, à savoir natures mortes, portraits, paysages, ces derniers témoignant de son ancrage dans la réalité du Cap-Sizun. Les amis et la famille ont encouragé l’adolescent en lui passant commande, aussi a-t-il peint le port d’Audierne sous différentes lumières et sous différents angles, vues souvent très colorées.
Le port d’Audierne, huile.
Vieilles coques du Goyen, huile.
Les préoccupations existentielles qui sous-tendent l’œuvre du visionnaire sont déjà là : ces lieux de sa ville natale et du Cap-Sizun, où passé et présent se mêlent, dont les éléments sont densifiés par les vies et les récits qui s’y rattachent, ont alimenté la curiosité du jeune artiste et enrichi son imagination. L’univers mouvant de la lumière et des immensités marines a fasciné une sensibilité en osmose avec cette nature, à la fois changeante et immuable. Il fut aussi le fidèle compagnon de promenade de son grand-père maternel et l’auditeur attentif de ses récits qui gommaient les frontières entre le réel et l’imaginaire. Dans le clair-obscur d’une campagne luxuriante, où la réalité devenait fantastique, était-il nécessaire pour un jeune garçon de faire la part des choses ? Et plus tard, n’est ce pas cette propension à doubler la réalité de visions multiples qui s’amplifiera chez l’adulte, enrichissant sa perception du monde ?
Les brigands de Gaspard de Besse
II n’est donc pas étonnant que la première série marquante des œuvres de Jean-Pierre Velly se compose de burins et d’eaux-fortes illustrant un récit fantastique de sa composition. Lorsqu’il revient aux Beaux-Arts de Toulon pour préparer le Concours national de gravure, après avoir passé trois années à Paris, il retrouve alors les Gorges d’Ollioules, site accidenté aux recoins mystérieux, où plane le souvenir de Gaspard de Besse et de ses brigands qui hantèrent cette région au XVIIIè siècle. Inspiré par les lieux, il gravera d’abord des paysages étranges, rappelant ceux d’Hercules Seghers ou de Max Ernst, à savoir des zones arides qui ne paraissent pas avoir acquis leur forme définitive, où la masse de la montagne semble toujours en mouvement, où pierres, nuages et végétation se confondent, nous renvoyant à l’informe des origines. «Dans les Gorges d’Ollioules», confie-t-il à un journaliste, «j’ai voulu montrer l’homme microscopique, écrasé par la majesté des rochers et des falaises vertigineuses. Les cimes qui l’entourent sont peuplées d’êtres inquiétants, figurant la vie intérieure de la montagne.» Et dans ce même entretien il ajoute : «La gravure correspond à mon esprit : la pointe qui chemine sur la plaque m’apporte quelques chose de fantastique. Je suis plus nordique que latin et mon enfance a été bercée par les contes et légendes bretonnes.» Une parfaite maîtrise du burin et de l’eau-forte, indissociable de la densité de l’imagination, caractérise ces œuvres.
Brigand VI, burin, 1965.
De ces œuvres au climat insolite, se dégage déjà cette détermination à transcrire une vision qui englobe l’infiniment grand et l’infiniment petit dans un univers en constante mutation, où l’effervescence humaine se mêle au bouillonnement des forces naturelles. Le graveur étant aussi poète, ces planches sont associées, dans un livre de grand format intitulé «Le Livre de Gaspard de Besse et des Gorges d’Ollioules» à des textes où transparaît pleinement sa sensibilité visionnaire : «J’ai subi moi aussi l’écrasement colossal d’énormes fûts de pierre, très hauts, très grands. J’ai ressenti en moi comme une certitude, celle de voir s’agiter des choses ayant des réminiscences humaines. [....]Au plafond bas du ciel, le torrent broyait des pins dans ses rondes d’écume, alors j’ai pris trois cordes et je les ai nouées.» Pour l’artiste, tout lieu est habité au-delà du visible et il trouve des accents rimbaldiens pour le dire.
Ayant obtenu la première partie du diplôme national de gravure qui eut lieu à Marseille, Jean-Pierre Velly présentera un dossier personnel à l’occasion de la deuxième partie, passée à Paris en juillet 1965, et sera reçu premier de France avec les félicitations d’un jury de vingt membres.
Inquiétante nature humaine
Certaines préoccupations concernant l’être humain, que l’on voit déjà sourdre dans l’univers des Gorges d’Ollioules, semblent s’accentuer. Tout d’abord apparaissent des modifications troublantes dues à l’interaction entre l’homme et son milieu. Dans la gravure intitulée «Chute» (1965), la perspective d’un corps en chute libre, remarquablement maîtrisée, laisse entrevoir, sortant du ventre, des tuyaux pareils à ceux qui surgissent du sol. D’autres personnages du genre, mi-humains, mi-robots, apparaîtront de plus en plus contaminés par le métal aussi rigides que ces machines auxquelles ils ont asservi leur existence. Êtres inquiétants que ces hommes, d’abord conditionnés par les forces obscures de la nature, et ensuite voués à des mutations imposées par l’univers qu’ils se sont forgé.
Et puis il y a cette eau-forte : «Étude de pieds en croix», thème apparemment différent, mais qui, tout comme les œuvres précédents, suscite de multiples interrogations sur l’homme. Fasciné par la crucifixion du «Retable d’Issenheim», de Matthias Grunewald (1512-1516), Jean-Pierre Velly la tenait pour une des œuvres maîtresses de l’histoire de l’Art. Grand admirateur des artistes de la Renaissance du Nord, il appréciait chez eux la rigueur avec laquelle ils maîtrisaient l’anatomie sans se départir d’un puissant esprit visionnaire. Dans son eau-forte, on retrouve le même esprit tourmenté que dans le Christ de Grunewald, cependant ici pas de filet de sang mais une plaie béante autour du clou, et au lieu de doigts resserrés dans la souffrance, des doigts écartés dans une ultime crispation, labourant sous les éclairs le ciel noir du Golgotha. Derrière cette vision éprouvante, servie par l’orchestration hallucinante des contrastes, non seulement la passion du Christ, mais aussi l’inquiétante cruauté humaine en gros plan1.
1 II est possible de voir, dans l’église Saint-Raymond d’Audierne, un Christ du XVIIIè siècle dont Jean-Pierre Velly avait restauré bénévolement les membres détériorés par le temps.
Vénus et Vanitas
L’année qui suit son succès au concours national, l’artiste prend la décision, bien qu’un peu tardive, d’aller à Paris préparer le Grand Prix de Rome de gravure. Il est cependant reçu premier logiste au mois de mars après avoir présenté un burin ayant pour titre «Vieille femme», début d’une série où un personnage féminin est placé au cœur de bouleversements inquiétants. Il entrera alors en loge où il travaillera assidûment pendant trois mois pour illustrer le thème imposé : «Elle se nomme la clé des songes». Traitée dans la pure tradition classique du burin, cette œuvre est pourtant bien ancrée dans son siècle de par l’irruption d’éléments hétéroclites, regroupés dans un univers onirique audacieusement agencé. Une jeune femme à la grâce maniériste, se détache de façon anachronique sur un assemblage de tubulures, d’arbres, de planches qui constitue un aéronef de survie. Confrontée à l’effondrement d’un monde sous des masses d’eaux diluviennes, mesurant avec placidité la différence entre ce qui est et ce qui ne sera pas, elle semble ne plus rien attendre. Son équilibre au-dessus du vide et des eaux bouillonnantes est fort précaire. Sa vie ne semble tenir qu’à la faible résistance de quelques fibres de bois. Placée sous le signe de l’éphémère, sa beauté n’en est que plus intense et plus dérisoire aussi. On ne peut qu’admirer la facture de ce corps d’une plastique ferme, dont la courbe s’harmonise avec celle des tuyaux disposés en cercles concentriques, la sûreté des lignes, le rendu des différents matériaux, l’agencement des valeurs et des masses. Cette œuvre, où l’imagination canalisée dans une construction rigoureuse est servie par une maîtrise virtuose du burin, lui vaudra le premier Grand Prix de Rome de gravure à l’âge de 22 ans.
Après avoir rejoint l’Académie de France à Rome en janvier 1967, Jean-Pierre Velly mènera une vie de travail à la Villa Médicis sous la direction de Balthus. Il va poursuivre à travers ses gravures le thème de la beauté et de la finitude, de la naissance et de la mort, dans l’esprit de «La clef des songes» : ces œuvres, de par leurs associations étranges, illustrent le thème du «Memento mori» transposé à l’ère de la technique et de la consommation. Ainsi trois gravures, à l’esthétique fascinante, présagent toutefois un futur sombre. Leur composition harmonieuse présente toujours au premier plan un nu, symbole de la beauté, qui séduit, attire l’œil comme un leurre, puis nous piège dans un univers plus que déroutant :
Dans «Maternité au chat» par exemple, le corps sculptural d’une beauté marmoréenne, voit son élégante horizontalité se contorsionner dans la souffrance et se métamorphoser en un assemblage de pièces métalliques et de cordages, le tout se réduisant dans le lointain à de petits modules, rappelant les êtres étranges de Tanguy : peut-on y voir une allégorie de la vie et de la mort qui se répète à l’infini ? Ou encore la crainte que la vie ne soit contaminée à sa source par une humanité déshumanisée ?
- «Rosa au Soleil» nous présente également au premier plan une Vénus qui, dans un geste élégant, retouche sa coiffure savante digne d’un tableau de Bronzino ou de Parmigianino. Sortie des profondeurs du temps figurées par le grand espace vide du premier plan, et nous tournant le dos, elle guide notre regard vers une masse inextricable de filins et tuyaux qui s’interpose entre elle et un soleil resplendissant, masse où l’on aimerait ne pas reconnaître une forme féminine. Projection dans le futur d’un corps qui se délite face à la permanence de la beauté du monde ? Espoirs déçus de l’humanisme ?
- Dans «Trinità dei Monti», un nu féminin présentant l’élégance dorsale de «La Grande Odalisque» se coiffe devant un miroir, étrangère à ce qui l’entoure. Ici encore, le raffinement de la pause et du geste éclipse, dans un premier temps, une menace qui naît là où se rencontrent deux mondes séparés par le miroir : si à gauche, la vue classique de la Trinité-des-Monts apparaît sous un ciel clair, à droite sous un ciel lourd, un corps constitué d’assemblages métalliques semble prolonger le buste reflété dans le miroir, métaphore de transformations à venir sous un ciel de tourmente. Au premier plan à gauche, des détritus se glissent dans la végétation, encerclant la Vénus narcissique : vanitas vanitatum...
Monde, où tout est incertain, instable, baignant dans une intemporalité où passé et futur se fondent, où la beauté se perd à travers des métamorphoses qui décomposent et recomposent. Dans ces œuvres exécutées suivant les exigences des grands maîtres de la Renaissance, l’artiste cisèle toutefois des matériaux en décomposition et des pièces métalliques qui se réfèrent à notre époque. Etrange climat de déréliction qui a comme un goût amer de défaite.
Au-delà du Paysage
Durant ce séjour à la Villa Médicis, Jean-Pierre Velly grave aussi de nombreux paysages qui baignent dans une atmosphère fantastique et grouillent d’une vie intense. Des têtes grimaçantes émergent de la roche et des nuages dans «Mascarade pour un rire jaune» (1967) : cette étrange vitalité de la nature rappelle certains univers denses et troublants de Rodolphe Bresdin ; sous un ciel d’apocalypse, deux points de fuite différents confèrent à ce paysage marin un surprenant déséquilibre. Le «Portrait de Rosa» nous présente un visage délicat qui flotte inaccessible dans les nuages au-dessus d’une ville très sombre. «Valse lente pour l’Anaon» (1967) laisse imaginer, autour de quelques arbres décharnés, une musique grinçante sur fond de silences lourds. Ce titre fait penser au «Bal des Pendus» de Villon et l’atmosphère de ce triptyque en est proche : monde de supplices et de la déraison, dans l’esprit des œuvres de Goya et de Bosch. Avec «Senza Rumore» I et II (1969), nous assistons à révolution d’un paysage mystérieux, baignant dans un clair obscur vespéral et traversé au premier plan par une procession de visages aux regards vides, agglutinés sur fond noir comme les têtes du «Portement de croix» de J. Bosch. Mais voilà, que ce paysage, dans une seconde version, s’est transformé en un gigantesque cimetière de voitures, où un amoncellement de tuyaux et de tôles singe la forme des arbres. Les âmes errantes, indifférentes au changement de décor, poursuivent leur cheminement têtu en vue du grand passage, tandis que dans le lointain émerge des décombres la statue de la liberté, Ô combien dérisoire...
Senza Rumore II, 1969.
Le sort des déchets dans le paysage est toutefois en constante mutation : après s’être fondus harmonieusement dans un premier plan, puis avoir étouffé de leur masse statique et lourde toute la végétation («Tas d’ordures», 1969), voilà que dans la série des «Métamorphoses, I, II, III et IV, ils participent d’évènements telluriques et atmosphériques, se voyant projetés dans le ciel tel le magma d’une nouvelle création. Puissance d’une irruption d’objets amalgamés, jaillis de ce qui reste d’une parturiente ; fluidité d’une lave, où humains et objets anamorphoses sont précipités dans une chute vertigineuse ; déplacement d’un cumulo-nimbus constitué de débris et de corps aux formes aérodynamiques.
L’humain dans sa démesure a transgressé les limites qu’impose le respect de la vie. La nature dont l’autorégulation s’essouffle, assiste impuissante au désastre. À l’ère de la technique, le paysage s’est recomposé. Mais l’homme démiurge semble absent du monde qu’il a créé : il ne reste de lui que quelques rêves qui flottent dans l’air, des débris humains et une prolifération d’objets dont les masses fluctuent au gré de la vision.
En 1970 le graveur obtiendra le Grand Prix des Envois de Rome au Petit Palais de Paris pour les œuvres réalisées durant son séjour à la Villa Médicis. Après avoir songé à s’installer au cœur du Cap-Sizun, il choisira d’aller vivre avec sa famille à Formello, petit village étrusque enraciné dans le lointain du temps.
Apocalypse
Le thème de l’Apocalypse, déjà sous-jacent dans la vision des «Métamorphoses», débouche en 1971 sur d’autres variantes : les œuvres présentent en commun une vue cosmique où une lumière venue du lointain éclabousse un paysage dont le sol, traité de façon miniaturiste, grouille de scintillements.
Dans «Le Massacre des innocents», gravure considérée comme son chef d’œuvre, des collines s’étendent à perte de vue. Au premier abord, harmonie d’un paysage où l’ombre épouse les vallées, mais en fait, invasion d’une marée humaine. L’artiste a inlassablement gravé des centaines de corps tous différents les uns des autres, courant en tous sens dans un mouvement de panique. Il confie à une journaliste : «Ce qui m’intéresse dans cette gravure, monceau d’un millier de personnages, ce n’est pas la prouesse technique qui n’est pas le but de l’art, c’est le fait que si on la regarde à deux mètres de distance, il y ait la vision d’un paysage animé par une lueur venant du fond, qu’en s’approchant on ait l’information du contenu effectif et qu’en reculant à nouveau, notre vision soit ultérieurement modifiée.»
Il captive donc notre attention par l’étrangeté d’un éclairage qui nous plonge aussitôt dans la fuite éperdue d’une espèce vulnérable rendue à sa nudité première ; cette foule réduite à l’état de fourmilière s’agite dans l’immensité d’un paysage dont l’atmosphère présage une catastrophe planétaire. Faut-il voir dans la gravure suivante «Paysage plantes», ces mêmes collines noyées de lumière ? Et dans leur végétation dense et mystérieuse, des espèces résistantes ayant survécu à la disparition d’autres formes de vie ? La splendeur du paysage en devient alors inquiétante... Quant à l’eau-forte «Ville détruite» qui présente à perte de vue, pans de façade, gravats, le tout noyé dans une lumière apocalyptique, elle laisse imaginer que le futur n’a sans doute pas épuisé les horreurs du passé.
Un point c’est tout, eau-forte, burin, 1978.
Quelques gravures nous permettent encore de suivre les amas d’objets propulsés dans les airs. Ils semblent désormais avoir quitté l’atmosphère pour les espaces interstellaires. Les corps sont toujours là, tantôt satellisés («Après», 1973), tantôt amalgamés à toutes sortes de détritus dans une spirale endiablée («Enfin», 1973), ou encore happés par un point de non-retour («Un point c’est tout», 1978). Etait-il possible d’échapper au pouvoir hallucinatoire des choses ? Ces dernières ont fini par broyer l’humain et l’entraîner dans une sorte de danse macabre qui n’abolit pas seulement la hiérarchie entre le riche et le pauvre, mais aussi entre la personne et l’objet : tout cela redeviendra poussière dans l’infini de l’espace et du temps...
Ce thème a évolué de façon implacable et tragique à travers l’œuvre gravée générant de nouveaux agencements qui s’élaborent dans des clairs-obscurs troublants. Le délire imaginatif de l’artiste renforcé par le raffinement des ciselures, par l’étrangeté des grands espaces et des lumières, crée par rapport à notre société une distanciation somme toute rassurante, qui nous laisse la possibilité de croire que cela s’est passé dans une contrée lointaine, balayée par un cyclone. Certains songeront peut-être à la ville d’Ys, au sujet de laquelle Albert Legrand écrivait qu’elle était «tout absorbée, en luxe, débauche et vanité». Débauche d’objets, vanité insatiable dans la possession, absence de limites renchériront d’autres, pressentant des catastrophes à venir. L’artiste visionnaire, dans le silence de sa solitude, s’obstine à voir et à faire voir, sans ériger ses visions en préceptes ou en dogmes.
La couleur qui réapparaît progressivement dans son œuvre, s’impose, à partir de 1977, pour illustrer des poèmes de Tristan Corbière.
Déjà en 1966, alors qu’il venait d’obtenir le premier Grand Prix de Rome et qu’un projet de timbre lui avait été demandé, l’exécution d’un portrait gravé du poète s’était imposée à lui. Il avait été fasciné dans sa jeunesse par les poèmes qu’André Maurice récitait de sa voix grave, aux résonances envoûtantes, accompagné par l’orgue de Gérard Pondaven et la chorale de Landivisiau. Comme Eugène Guillevic, il vivait avec Corbière «la souffrance qui naît de la conscience de tout ce qui manque à l’homme pour être humain». Et c’est donc à nouveau vers lui qu’il se tourne quand en 1977-78, il choisit d’illustrer à travers vingt-quatre aquarelles et dessins, les «Rondels pour après». L’adulte qu’il est devenu s’inspire alors du recueil le plus intimiste et apaisé de Corbière. Dans ces vers aux accents de berceuse, que Charles le Goffic dans sa préface des «Amours jaunes» qualifie de «poésie de clair - obscur, chuchoté e plus que chantée, si musicale cependant, pleine de lointaines résonances, de prolongements mystérieux», on devine un poète qui, jugulant ses angoisses à l’heure où sa santé s’étiole, imagine un au-delà de la vie serein, ouvert à de nouveaux espaces pour l’enfant qu’il redeviendra au sein de la mère nature.
Jean-Pierre Velly mettra tout son art dans révocation des différentes visions que ces poèmes font surgir en lui : métamorphoses dans un univers de dilution, d’évaporation, de lumière. Par la délicatesse des traits et la douceur des teintes, il captera la légèreté de celui qui dans une autre vie, libéré du poids de ses souffrances, deviendra «chevaucheur de rayons» et «décrocheur d’étoiles». Des œuvres plus diaphanes encore évoquent les visages rêvés qui raccompagnent, tantôt le frôlant, tantôt flottant immatériels au dessus de lui, veillant sur lui. Et puis c’est un corps qui s’effiloche en un long ruban de teintes aquarellées pour insuffler sa vie à l’arbre, qui lui-même la diffuse dans l’air avant qu’elle ne retourne à l’eau, le tout dans un échange circulaire figuré par un flux délicat de gouttelettes colorées, éclaboussures de vie.
Rondels pour après, burin, eau-forte, aquatinte, et manière au sucre, 1978.
Le «Bestiaire perdu»
Après avoir évoqué ce mystère de l’«Après» pour Corbière, Jean- Pierre Velly va s’attarder auprès des animaux (hiboux, chauves-souris, crapauds, scarabées...), s’attachant à traduire leur unicité et aussi les souffrances que l’homme leur inflige. Ces œuvres, principalement des aquarelles, furent exposées en 1980 à la Galerie Don Quichotte qui publia à l’occasion un précieux ouvrage intitulé «Bestiaire perdu». A travers elles, l’artiste dit inlassablement la beauté, la complexité, la densité de ces vies si vulnérables, que l’homme décime parce qu’il les croit nuisibles, ou de mauvais augure, ou encore indispensables à sa collection...
Le pinceau exalte la souplesse des ailes, la douceur duveteuse des ventres, l’épaisseur protectrice du poil, l’éclat moiré des carapaces. Cependant, ces corps n’ont plus de devenir, épingles qu’ils sont sur des pages d’écolier, ou figés sur une planche au milieu des gouttelettes de souffrance. Alors Jean-Pierre Velly les imagine tantôt se dédoublant pour une autre existence, tantôt pulvérisés en un jaillissement lumineux orienté vers les étoiles ; quant à l’effervescence bouillonnante des nuages, elle semble avoir recueilli toute la palpitation des vies qui ne sont plus.
L’artiste a apposé au bas de ces œuvres d’émouvantes épitaphes : «J’ai réinventé pour toi la vie perdue sans que tu le saches», ou encore «Dans la nuit étoilée des poètes, obscur tu es devenu». Il prête également ses propres mots aux bêtes disparues : «Vous m’avez cloué, je n’étais que locataire» et aussi : «Je n’avais comme vous que faim et droit à la vie».
Tempesta e pipistrello, huile sur panneau, 1980.
Ce sont des œuvres devant lesquelles le regard troublé s’arrête, s’attarde, puis se laisse entraîner dans un dédale d’impressions fortes et douloureuses. Dans un texte du catalogue édité par l’Académie de France en 1993, Marisa Volpi, évoquant le « Bestiaire perdu» de Jean-Pierre Velly, se dit fascinée par «la poésie et l’intensité avec lesquelles les insectes et les petits animaux, splendides et répugnants, constituent pour lui une identification au genre humain dans la perte universelle. Et comment l’élan et la fermeté de Velly affrontent avec l’énergie de la forme, le dépérissement de la matière, la fatalité de la douleur, une sorte d’alchimie visionnaire vraiment exaltante.»
Le fini et l’infini
Tout comme il s’est penché sur le sort de l’homme et de l’animal en lien avec le cosmos, Jean-Pierre Velly, à partir de 1980, va s’attacher à transposer la vie et l’essence des végétaux dans une importante série d’huiles et d’aquarelles. Une gravure de 1974 annonçait déjà l’esprit de ces œuvres : là un bouquet, magnifie par une lumière céleste, surplombe une immensité terrestre et marine, comme offert sur l’autel de la nature ; toutefois sa silhouette altière n’est pas due à des fleurs somptueuses mais à un harmonieux agencement de simples ombellifères et de graminées sauvages. Nous retrouvons donc ce même thème présentant au premier plan d’humbles végétaux et fleurs, isolés ou associés à de grands espaces : bouquet de feuilles et d’herbes ondoyant comme des chevelures, rameaux charnus reposant sur leurs ombres moelleuses, gerbes de fleurs captant la fébrilité des nuages ou l’ondulation des vagues.
Pirouette, aquarelle, 1983.
Vie étrange que celle de ces corolles soyeuses, de ces membranes veinées aux textures diaphanes qui se font plus insolites encore lorsque l’espace s’ouvre en arrière-plan, les englobant dans une immensité marine ou terrestre. La vibration de la lumière, dont on ne sait si elles sont le réceptacle ou la source, leur confère alors l’élégance irréelle d’une présence superbe et fragile. Dans certaines des treize aquarelles qui illustrent l’agenda Olivetti de 1986, cette luminosité sait se faire flamboiement, confondant, dans ses déploiements de couleurs chaudes, bouquets, mer et ciel. Son mystère s’amplifie dans la quiétude des paysages nocturnes et elle nous entraîne encore plus avant dans l’insondable. «Si Rembrandt, Redon, Bresdin ou Jean-Pierre Velly de nos jours font vibrer la nuit, c ‘est parce que la réintégration de la nuit conduit à la plus mystérieuse des méditations et à d’insoupçonnables états de conscience» écrit Michel Random dans «L’Art visionnaire». Les fleurs imposent alors à notre regard l’intensité de leurs reflets, et parfois réduites à des points phosphorescents, elles concurrencent le scintillement des étoiles.
Assurément ces œuvres sont un hymne à la magnificence et aux mystères de la nature tout entière. L’homme en est absent. Il s’est enfermé ailleurs avec ses projets, ses impératifs, ses intérêts et la nature lui est devenue étrangère. L’artiste, lui, scrute sa mémoire pour y cueillir ces fleurs, y puiser cette mer, cette lumière et dire dans toute son intensité la beauté du monde. Le peintre n’a pas renié la longue expérience du graveur : la main sait imposer au pinceau, comme elle le fit au burin, une myriade de points, de traits, de signes, au cours d’une avancée minutieuse et implacable, dans l’approfondissement obsessionnel de l’énigme. La vibration lumineuse accentue la densité du paysage, en estompe les éléments et semble dissoudre la forme et la matière dans une perception dynamique du cosmos.
Onda, aquarelle, 1983.
2 LEYMARIE J. et MORAVIA A., «Velly au delà du temps», Rome, 1984.
Un art «tissé au-delà des modes»
Entre 1980 et 1990, la création de l’artiste fut abondante : portraits, autoportraits, nus, arbres torturés, frondaisons mystérieuses : des œuvres où il continue en somme d’interroger la vie, de saisir ses métamorphoses, sa fugacité et de dire inlassablement le respect immense qu’il lui porte jusque dans ses manifestations les plus humbles. Il fut possible de prendre pleinement conscience de l’immensité de la tâche accomplie, lors de la rétrospective de son œuvre organisée, trois ans après sa disparition, par l’Académie de France à la Villa Médicis en 1993. Le directeur de l’époque, Jean-Marie Drot a parlé de «l’affirmation d’un art voulu, choisi, tissé au-delà des modes selon une exigence strictement personnelle et autant morale qu’esthétique.» Une grande partie de sa vie était là, accrochée aux cimaises : les gravures où dans l’ascèse du noir et du blanc, il a sondé sans complaisance la nature humaine et s’est pleinement révélé à lui-même et aux autres ; les aquarelles, les huiles où la lumière, vue avec «l’œil de l’esprit», a comme chez Turner et Friedrich une fonction suggestive et participe à ce que Kant appelle «l’esthétique du sublime» : faisant prendre conscience à l’homme de sa petitesse face à l’immensité incommensurable, elles suscitent chez lui des émotions paradoxales où se mêlent délice et malaise.
Interrogations denses que celles gravées d’une main infaillible dans le cuivre et le zinc ou formulées par l’exigence minutieuse du pinceau, et que l’on peut lire également sur le visage austère de ses autoportraits. Cependant le dernier d’entre eux, exécuté en 1989, présente un regard distancié, la sérénité grave de celui qui sait que sa condition est d’interroger inlassablement cette Présence infinie où tout passe mais qui ne passe pas et où, dans l’unité des contraires si chère à Héraclite, la mort nourrit la vie. Sa dextérité ne fut qu’un outil longuement façonné pour ne jamais trahir l’intensité et la densité des visions que l’énigme de l’homme et du monde a suscitées chez lui.
Autoportrait, huile, 1989.