Marco Di Capua
Un parfait coucher de soleil
(traduction et adaptation P.H.)
Je me souviens d'une lointaine journée nuageuse d'hiver, sur un bateau d'un ami de mes parents (un gros danois qui se faisait passer pour un marin expérimenté mais qui en réalité ne l'était pas). Il avait chaviré au milieu du lac de Bracciano et j’étais tombé dans l'eau glaciale, pour terminer sous la voile; le bleu presque noir de cette eau me paraissait sans fin. J'avais quatorze ans et je savais nager, j'ai pu donc m'en sortir. Lorsqu'on m'a appris que Jean-Pierre Velly s'était noyé dans ce même lac de Bracciano, c'est cette scène m'est revenu à la mémoire, lente et inexorable comme une voile qui fléchit puis se couche à la surface d'un lac. Cet artiste ombrageux, au visage orageusement marqué, ce breton de la côte et qui pourtant ne savait pas nager, je l'avais rencontré timidement à plusieurs reprises, et sur lequel, enthousiaste, j'avais écrit.
Il faut dire tout de suite que cette dramatique disparition « dans les eaux les plus sombres et les plus profondes » - comme l'écrivait alors douloureusement Franco Simongini, et Dieu si elles l'étaient ! - cette sorte d'engloutissement d'un homme (dont le lac n'a jamais restitué le corps), avait aussitôt auréolée la figure légendaire de Velly. Les modulations de ses autoportraits magnifiques et solennels nous obligent, à ce stade, à revoir toute son œuvre sous le rayon oblique de la prédestination, ou du moins d'un pouvoir prémonitoire implacable. Lui qui avait tant désiré que la peinture provoque du sentiment, il nous en donnait maintenant peut-être le plus étrange exemple, une sorte d'étonnement admiratif.
Cela s'est passé, comme on sait, en 1990, et si je me suis encore plus rapproché de son univers, c'est parce qu'un an plus tard, j’ai présenté l'exposition de son épouse, Rosa Estadella. Je me suis rendu à Formello, j'ai visité la maison et l'atelier de Jean-Pierre. Et les peintures et aquarelles de Rosa ressemblaient tellement aux siennes que j'avais l'impression d'écrire pour eux deux, comme pour une double célébration: pour celui qui n'était plus là, qui s'était arrêté au bord du chemin, et de celle qui avait continué à marcher le long de ce parcours. Les années ont passé, dix pour être exact, et il était inévitable pour moi d'inclure Jean-Pierre dans une exposition collective organisée à Bologne pour un galeriste passionné comme Tiziano Forni.
L'exposition s'intitulait, avec une allusion évidente à Joseph Roth, Les Européens errants, sachant bien que l'errance de Velly n'était pas seulement géographique (« en Europe les arbres sont tous à peu près les mêmes », disait-il) mais terriblement radicale, orientée, comme suite à un appel vers le vide. Velly, on pouvait facilement le rencontrer à la Galerie Don Quichotte - c'était son point de référence, son escale romaine - dans cette atmosphère précieuse, dans cet état de grâce authentique que Giuliano de Marsanich, son propriétaire, avait réussi à générer et à protéger au fil des années. Ainsi, l'après-midi d'un étudiant universitaire romain pouvait commencer à quinze heures devant les images projetées par Marisa Volpi, lors de formidables cours sur Redon, Moreau, Runge, Boecklin, et puis se terminer le soir à la Galerie Don Quichotte, peut-être justement en face de peintures de Velly, avec le naturel de ceux qui découvrent les fils de connexion et d'évidentes transmissions entre ce qui a été et ce qui se passe, justement là. Dans nos très romantiques années quatre-vingt, faites de découvertes visuelles et de parcours intensément littéraires, avec quel plaisir on jouissait dans le monde de l'art des éléments de continuité (et pas nécessairement de fracture), de la persistance du talent de quelques-uns et de rares génies certifiés, du confidentiel recours aux mêmes gestes pour arriver aux mêmes fins, comme les papillons qui tournoient, et parfois se brûlent autour d’une même flamme.
Quel ne fut pas le plaisir intellectuel et sensuel de reconnaître l'extraction des carrières de ciels aventureux qui, comme un écho à travers les âges, sont si semblables les uns aux autres, les formes récurrentes, les feuilles et les essences de couleurs rares aristocratiquement appliquées, (que l'on parle de Friedrich ou quelque nouvelle apparition d'un artiste) qui, malgré tout ce que tant de gens répétaient machinalement, en fait que, non ! la peinture n'était pas morte. Les gens qui ont des yeux et une culture le savent très bien. Et quel gourmandise se fut de confronter la ferraille, le goudron et les déchets des avant-gardes les plus encensées aux tableaux de Vladimir Pajevic, Ana Kapor, Pedro Cano, Jonathan Janson, Michael Burdzelian, Piero Guccione, et de Carlo Guarienti et Carlo Cattaneo avec l'inévitable fanatisme libérateur et moqueur qu'entraîne la jeunesse. Et les tableaux de Velly, bien sûr. En arrière-plan, comme sur un mur gris uni, se détachait le profil patriarcal de Balthus, sa « souffrance tranquille», selon les mots de Jean-Pierre. Ce sont les traits d'un goût qui s'était concentré à la Galerie Don Quichotte, entraînant une complicité entre artistes visionnaires qui s'y étaient établis.
A la qualité des images correspondait celle des mots. Je ne parle pas de littérature, bien que soient connues les circonstances qui ont vu plus d'un écrivain s'intéresser à Velly, des personnalités comme Leonardo Sciascia, Alberto Moravia, Giorgio Soavi. Non, je parle de la critique d'art, la vraie, qui existait à l'époque, de sa spécificité curatoriale (donc non sérielle), et qui était en fait aussi de la littérature. Sinon, quel mot attribuer aux interventions de ces critiques que l'œuvre de Jean-Pierre a bouleversé, en mobilisant toute leur énergie ? Comment définir les textes de Marisa Volpi (qui commençait alors à écrire des nouvelles), de Vittorio Sgarbi, perçu comme notre frère aîné, ou d'un interprète isolé et redoutable, comme le fut aussi Roberto Tassi, sinon en tant qu'écrivains ? Avec quelle clarté et intensité celui-ci a perçu la « force violente des images » du peintre, sa « fantaisie douloureuse », pour en détacher d'autres phrases et pensées comme celle-ci : “ Comme tous les vrais poètes, Velly est hors de son temps, loin, retranché, perdu, inquiet; mais cette fièvre qui le rend alerte, ce détachement qui dissout l'espoir, cette mélancolie qui le nourrit, le poussent au cœur du temps (…). Et quand les jeux seront faits et que la justice des années aura effacé tant d'art peu mystérieux et très compris, l'avant-garde, les faux réalismes et les faux formalismes, les aquarelles de Velly resteront pour raconter comment la poignante poésie de notre âge est né.” (Roberto Tassi, 1988). Chapeau bas.
En effet, Jean-Pierre avait fait irruption sur la scène artistique telle une anomalie, un erreur sur le plan de “l’homologation” de l'art contemporain. De plus, il semblait obnubilé par une question fondamentale : comment faire entendre aux autres, dans un système de culture qui définitivement se rigidifie bruyamment, cette peinture solitaire, faite de souffle et de silence, d'expansion, de contemplation, d'écoute et attente ?
Aujourd’hui, la question ainsi posée pourrait encore plus compliquer les choses, si désormais l'œuvre de Velly ne pouvait paradoxalement compter précisément sur le degré de saturation, de standardisation, d'évanescence et d'incompréhensibilité atteint par l'indéfinissable «création» actuelle. Il peut compter sur notre besoin d'un certain vaccin.
Il faut le voir ainsi, en perspective: le retour de cet enquêteur de crépuscules, de ce maître subtil qui savait peaufiner, comme s'ils étaient des organes vitaux, les enchevêtrements et des lignes entrelacées aussi fines que des cheveux, comme les rides de son visage, comme les veines de son sang qui abreuve l'esprit de l’imagination; ou autrement, des voies propices aux lymphes taries, l'extrême densité des touffes froissées, de tiges brisées et de corolles fanées, cependant bien résolues à nous montrer combien il avait fallu d'habileté et de dextérité persistantes pour filer et enfin tisser leur trame.
Qu'il ait eu ou non à la source une certaine tristesse, la compassion comme un certain exutoire, nous goûtons le regard de celui qui a assimilé notre destin et nos corps à ceux des plantes, et il considère tout digne d’attention: il ne néglige ni un fil d’herbe, ni un escargot, ni un rat ou tout autre petit animal (Insectes sans frontières dirait Guido Ceronetti aujourd'hui), ils sont tous singulièrement glorieux dans leur ultime soupir, ainsi que dans la saisie de leurs formes exactes, épaissie par une multitude si dense de traits et d'essaims de molécules, pour mériter des confraternités spectaculaires et silencieuses aux lueurs lointaines, aux constellations fort éloignées.
Ces correspondances données, rituellement renouvelée, le sont au Rien. D'un autre côté, il n'y a pas de civilisation qui ne puisse se tenir debout qu'avec l'évidence de ce qui est visible. On est bien sur le même terrain - d'une alarme, d'un signal ? - sur lequel Velly joue encore sa partie en solo. Il patrouille les frontières entre un ici et un au-delà, se tenant toujours au seuil de ce qui se voit et ce qui ne se voit pas, mais qui se cherche aussi.
Un jour, interrogée par Jean-Marie Drot, Velly a déclaré : « La condition humaine, c'est le temps. Si nous essayons de faire abstraction du temps, nous sommes déjà un peu plus libres. Avec des couleurs je voudrais dire que rien n'est grave, qu'un jour je mourrai mais que l'humanité continuera et même si la vie disparaît un jour sur Terre... C'est une sorte de réalisme qui paraît dramatique mais en réalité ne l'est pas" (Drot, 1989).
Intéressant: cela te fait regarder sous un autre angle, l'adoration de Velly pour la fin de l’existence, sans tristesse. Il nous explique ce que Rainer Maria Rilke a compris, comme frappé d'une illumination, à la fin de ses Elégies de Duino : « Et nous qui pensons au bonheur /
comme une ascension, aurions /
l'émotion /
presque déconcertante /
de quand on est heureux, on tombe".
En parlant de poètes, voulons-nous offrir à Velly un tout nouveau miroir dans lequel se refléter ?
Certes, on notera cette importante exposition, du travail collectif qu'elle a nécessité et de l'admiration qu'elle s'attirera à juste titre.
Mais l'intonation et l'élan des vers d'une poétesse comme Mariangela Gualtieri lui aurait plu, elle qui a récemment publié un recueil intitulé Les jeunes mots (Einaudi, 2015), dans un chapitre Esercizi al microscopio, on trouve ce poème :
“Chaque poussière. Chaque millimètre de feuille. Chaque extrémité de la patte d'une abeille, tout porte une telle marque d'une cure qui se soutient comme s'il s'agissait de chaque espèce choisie et préférée. En fait, chaque espèce spécifique, et à bien y regarder, chaque particule est le centre universel, beau d'une beauté unique et éblouissante, émouvant par sa proximité et sa ressemblance.”
Jean-Pierre ne l'a pas écrit, mais il aurait bien pu.
Marco di Capua
Palazzo Poli, Istituto Centrale per la Grafica
in, «L’Erma» di Bretschneider, Roma, mars 2016