Ginevra Mariani
Conversation avec Giuliano de Marsanich
Palazzo Poli, Istituto Centrale per la Grafica
in, «L’Erma» di Bretschneider, Rome, mars 2016
La vie est une chose merveilleuse qui se termine terriblement mal.
Jean-Pierre Velly
En feuilletant les catalogues de Jean-Pierre et en retraçant son histoire, je souhaitais revenir à ses œuvres avec un regard différent, plus analytique, en essayant de ne pas me laisser influencer par des souvenirs personnels. J'ai observé à maintes reprises ses estampes, ses aquarelles, ses peintures qui continuent d’émaner, intacte, une fascination intemporelle. À la fin, mon regard a été saisi par le portrait photographique que lui a fait Marcello Melmeluzzi à Formello en 1990, donc juste avant de mourir, englouti par les eaux du lac Bracciano. Après une lecture attentive, je me suis rendu compte que la réponse à tant de questions était concentrée là, dans ce portrait, dans ce regard d’une profonde conscience, dans le pli accentué des lèvres, dans le geste des mains. Melmeluzzi, dans son noir et blanc sobre, nous en dit beaucoup sur l’homme, car il semble avoir saisi sa pensée la plus cachée au moment du déclic. Il inscrit son visage dans un espace noir dense d'où l'artiste émerge en s'offrant avec modestie, pour la première fois, sans le truchement de son art. Jean-Pierre tourne son regard mélancolique au-delà de la limite imposée par le cadre qui, comme dans un portrait d’Antonello da Messina, est construit à partir de quelques lignes: le bloc de feuilles blanches et le crayon qui, obliquement sur un plan, est aussi sombre, guide le spectateur dans une histoire muette remplie de mots. Ici aussi, comme dans ses gravures et ses aquarelles, une sorte de reflet de son âme est saisi, une sorte de regard inversé, celui que Leon Battista Alberti a défini: "une fenêtre ouverte à partir de laquelle il faut regarder l'histoire". C’est le dialogue intense de l’artiste avec lui-même et son monde que Melmeluzzi réussit, avec une grande sensibilité, à capturer dans ce regard, à le transformer en une sorte d’épiphanie, révélant sa poésie. À cette époque, Jean-Pierre avait atteint sa pleine maturité, il connaissait bien la gravure européenne. Albrecht Dürer lui-même, dans Instructions pour la mesure à la règle et au compas (1538), explique comment dessiner en perspective à l'aide d'une fenêtre spéciale. Le thème de la fenêtre m'intéresse pour comprendre quelle était sa relation avec l’oeuvre et surtout avec le spectateur qui la regarde.
Giuliano De Marsanich (GdM)
Jean-Pierre a toujours eu un dialogue intense avec lui-même, il est l'un des rares artistes contemporains à s'identifier de manière absolue à son travail: il est les arbres, la nature avec ses fleurs, le ciel et la mer. En ce sens, c’est un artiste nordique romantique qui n’a pas, par hasard, absorbé la sensibilité de paysagistes tels que Carl Gustav Carus ou plus récemment Arnold Böcklin, dont il n’est facile de discerner l’écho dans ses derniers tableaux. Même la référence constante au travail d'Albrecht Dürer est le fruit de sa racine nordique, le soleil à l'horizon de plusieurs de ses gravures est une citation évidente du soleil dans l'estampe de Melencolia I. Le sublime kantien est précisément né de cela, du contraste entre la raison et le sentiment, contraste qui finit par provoquer ce sentiment de consternation qui capture l'homme devant le grand spectacle de la nature, un thème qui, dans les œuvres des années 80, devient le véritable protagoniste des aquarelles et peintures. Les aquarelles de fleurs, réalisées pour l'agenda Olivetti, coordonné par Giorgio Soavi en 1986, sont tout cela: dans Juillet et Août, la lumière du soleil est le véritable protagoniste, une déflagration qui éclaire l'horizon et englobe toute la nature aux alentours, le ciel et la mer lors de la création du monde.
Ginevra Mariani (GM)
Rien que Août (fig. 2) semble faire allusion au thème de la
fenêtre albertienne, vous dites que c’est un dialogue avec
lui-même qui n’inclut pas le spectateur. Dans un album
conservé avec d'autres de la collection de la famille Velly
à Formello, il y a des esquisses faites à l'école nationale
supérieure des beaux-arts de Paris, parmi lesquelles j'ai
trouvé un dessin (fig. 3) dans lequel il propose déjà le thème
de la fenêtre, du regard sur le monde, presque une nécessité
pour établir un dialogue avec la nature. Plus tard, il a ajouté
le thème de la lumière, qui est resté constant dans l’œuvre
gravé des années soixante-dix, mais qui était déjà est bien
présent dans Rosa au soleil en 1968 (cat. 12). Dans cette
gravure, il utilise le burin pour rendre le sillon tracé à l’eau-
forte plus plastique, et définit le corps de Rosa dans le style
de la sculpture de Michel-Ange, l'Aurore. Rosa s'arrête dans
le geste ancien d'épingler ses cheveux avec une calme assurance et regarde l'autre partie d'elle-même à l'horizon, certaine de pouvoir arrêter cet enchevêtrement d'objets qui semble vouloir
submerger tout l'espace de la feuille. Mais, même ici, au fond, la lumière brille, le soleil illumine la terre, immobile dans sa métamorphose constante. Cela semble être la clé de l'univers de Velly, celui qu'il définit lui-même, dans sa conversation avec Michel Random en 1983 sur le rapport du macrocosme au microcosme.
C'est ainsi qu'en 1979, dans l’estampe Les temples de la nuit (cat. 22), où sa technique chalcographique a maintenant atteint un degré exceptionnelle de raffinement, Jean-Pierre arrive à la fin d'un cycle entamé dans les années soixante: après des explosions et des implosions des corps et de la nature, la figure féminine est maintenant réabsorbée par la nature environnante et en fait partie intégrante, comme dans Apollon et Daphné du Bernin, tandis que la lumière reste inchangée pour éclairer le ciel et la mer. Velly a parlé d'une lumière fossile, de la lumière des origines que nous portons tous à l'intérieur, il me semble des mots qui, pour ceux qui l'ont connu, acquièrent un sens important, car le thème de la lumière est toujours présent dans les gravures des années soixante à soixante-dix. Au cours de ces années, quelles gravures ont déterminé votre rencontre, à l’origine d’une relation très intense et profonde, qui n’a pu que vous influencer, au travail comme dans la vie. Comment jugez-vous ces gravures ?
GdM
Les gravures les plus fascinantes et les plus complexes sont celles réalisées pendant le séjour à la Villa Médicis et les premières années à Formello: Tas d’ordures, Le massacre des Innocents, Qui sait? sont l’expression de son sens de la vie, de ses lieux d’existence. En cela, il est profondément différent de Balthus, qui à cette époque dirigeait la Villa Médicis. L'équilibre esthétique de Velly dans Rosa au soleil ou dans la Femme allongée est totalement dépourvu d'érotisme, ce qui reste une clé fondamentale de lecture de l’oeuvre de Balthus.
GM
Il est important de comprendre cette relation, car une heureuse coïncidence, à la fin de 2015, a rendu hommage à Balthus. Bien que sa différence par rapport à l'univers poétique de Jean-Pierre soit indéniable, surtout dans les œuvres exposées aux Ecuries du Quirinale, dans celles de Villa Medici, dans la section L'Atelier où sont visibles les études effectuées lorsqu'il était directeur, j'ai saisi des affinités surprenantes entre leurs dessins. En particulier dans le grand Nu de 1989 (cat. 48) et les paysages de Sutri (fig. 4) de la même année. J'ai aussi été frappé par la composition d'un chêne, un polaroid de Balthus des années quatre-vingt-dix: sa ressemblance avec les aquarelles que Jean-Pierre avait déjà réalisées en 1989 (cat. 51) est impressionnante. Comment l'expliquez-vous?
GdM
Il ne faut pas oublier que c'est Balthus qui lui a décerné un prix alors qu'il était boursier à la Villa Médicis. Il a donc apprécié son travail. Ensuite, je pense que Jean-Pierre n'aurait pas pu ne pas subir le charme d'une personnalité comme celle de Balthus. Les lieux dépeints étaient alors les mêmes, car Balthus vivait à Montecalvello, donc la campagne autour de Viterbe, où Jean-Pierre est allé dessiner ou collectionner des restes d'animaux: petits corps, os et crânes, qu'il a accrochés dans son atelier, son cabinet de curiosités, pour les peindre un jour. Une fois, il est arrivé à la galerie et m'a donné un bucrane, que j'ai conservé. Ils avaient en commun la même attitude de grande fermeté envers leur travail. Dans sa conversation avec Jean-Marie Drot, Jean-Pierre définit Balthus comme un homme d'une extrême rigueur.
GM
Oui, dans cette conversation, Velly évoque Balthus comme une personne qui: "ne fait aucun compromis, entièrement possédé par son art, reflet fidèle de son intériorité”; et il ajoute une réflexion importante pour comprendre quelle était sa position à l'égard du travail d'un artiste: "un maître, à mon avis, c’est celui qui a le courage d'aller à l'extrême limite de lui-même".
Il y a une approche commune de l'art, je pense à l'étude des maîtres du XVe siècle italien: dans ses estampes, Jean-Pierre démontre une connaissance remarquable du graphisme de la Renaissance. Tout cela définit leur classicisme consubstantiel à une époque où la scène artistique internationale était orientée vers un autre type de recherche. Balthus a dit de lui-même: "Je ne suis pas contemporain, je suis intemporel" et, à l’occasion de l’exposition personnelle à la Tate Gallery en 1968, il a refusé de parler de lui-même: "Pas de notes biographiques. Balthus est un peintre dont on ne sait rien. Regardons maintenant ses peintures ». Je crois que tout cela a influencé Velly.
GdM
Certes, mais si l’œuvre picturale de Balthus reste en dehors de la réalité qui l’entoure, Jean-Pierre est au contraire totalement immergé dans le contemporain, dans la vie même, c’est précisément de cela que naît son anxiété panique, qu’il transmet dans son travail: un dialogue avec lui-même, pas avec le spectateur. C'est l'implication dramatique de l'existence qui est totale en lui. La vie est dramatique, l’existence elle-même a un aspect tragique, parce qu’elle est dominée par le hasard. Mais méfiez-vous: en lui, il faut distinguer les énergies vitales et les énergies négatives, une dualité, une alternance qui a marqué et caractérisé tout son travail et a nourri son extraordinaire créativité. Regardons ses gravures: Valse lente pour l’Anaon de 1967 (cat. 9), a un caractère très dramatique et un esprit pleinement nordique, même si elle est filtrée à travers la suggestion du Christ mort d’Andrea Mantegna, citation qui revient souvent dans des dessins, dans le corps sans vie dans Qui sait? de 1973 (cat. 18) ou dans celui décomposé de N’amassez pas les trésors (cat. 20). Mais à côté de ces images, qui résultent d’une lutte intérieure presque sans salut, voici le magnifique nu de Rosa au soleil et de Maternité au chat (cat. 10). Arthur, son fils aîné, est né en 1967 et le thème de la maternité, représenté dans le devenir continu de la métamorphose du corps, devient un paysage dans un temps sans mesure, surplombant celui de la mort et des légendes bretonnes des âmes errantes de l’Anaon.
Et c’est cette alternance vitale d'énergies de signe opposé, comme tu l’as justement rappelé, qui lui fait dire que "la vie est une chose merveilleuse qui se termine terriblement mal".
GM
C’est également le cas dans la conversation avec Drot, dialogue qui remonte à 1989, une année importante car, à mon avis, elle représente la réalisation d'un plus grand équilibre existentiel. Ses paroles sont fondamentales pour comprendre l'homme et le poète.
À la fin de l'entretien, répondant à une question qui voulait souligner sa vision pessimiste du monde, Jean-Pierre semble être en désaccord avec cette lecture: "II me plaît avec des couleurs de pouvoir raconter que rien n’est grave, que je vais mourir un jour, mais que l’humanité continuera et même si la vie disparaît un jour sur la terre... C’est une espèce de réalisme qui semble dramatique mais qui en fait ne l’est pas. Malgré tout ce qui a été dit sur le drame chez Jean-Pierre, je vois aussi en lui et dans son travail, la présence constante d'une lueur, d'une lumière, d'une possibilité de salut. Pensons à Le rat mort, gravé en 1986 (cat. 24), un sujet plein de désespoir, le cri d'un refusé, mais ici, encore une fois, la clarté de la lumière est bien là, à l'horizon, pour nous rappeler que la réalité est ombre et lumière, titre de sa dernière gravure, de 1990 (fig. 5).
GdM
Cela fait toujours partie de cette alternance d'énergies positives et négatives. En outre, il a suivi au fil des années un chemin sans cesse croissant, enrichi progressivement par de nouvelles suggestions, qui ont redonné vigueur à son inspiration; C'est une limitation de vouloir utiliser le même mètre pendant toutes les années de sa longue carrière artistique.
Le passage du noir et blanc de la gravure à la couleur des aquarelles et des peintures est une expression de cette évolution: c’est comme si le drame, toujours sous-jacent dans son travail, avait trouvé une dimension plus abstraite, méditative, je dirais plus cachée et moins facile à comprendre. Prenons un exemple: il est certainement plus facile de saisir la force dramatique d’une image comme celle du rat, car elle vous frappe sans besoin de médiation, d’explication; tandis que l’enchevêtrement de feuilles et de fleurs, maintenant presque dépourvu de vie, après un premier regard, on s'aperçoit qu'il se dégage un sentiment de finitude poignante, et c’est là justement que la couleur, l'aquarelle induit en erreur. Ce n’est pas un hasard qu’il a utilisé la couleur, si je ne me trompe pas, dans une seule gravure: Rondels pour Après, qui n’est en fait pas l’une de mes préférées.
GM
Le noir et blanc de la gravure et la couleur me rappellent les mots d'Erasme de Rotterdam concernant les estampes de Dürer: «Ce qu'il ne pouvait pas exprimer avec ses monochromes ... La lumière, l'ombre, la splendeur ... alors si vous vouliez ajouter quelque chose, la couleur aurait gâté le travail "(Panofsky 1967, p. 60). Dürer était un artiste que Jean-Pierre aimait beaucoup, qui, au milieu des années soixante-dix, a gravé de superbes estampes avec des références précises au Maître de Nuremberg: Qui sait? , N’amassez pas les trésors. Dans cette dernière, cependant, un avertissement clair contre le pouvoir de l’argent, avec une espèce d’ironie qui semble avoir disparu, mais qui il y avait encore, me semble-t-il, dans Qui sait? (cat. 18). Ici, le chien, une citation de Melencolia I de Dürer, (contrairement au Chien qui dort du même artiste), n'est pas endormi, mais nous regarde, alerte, les yeux ouverts, comme pour marquer son éloignement de la condition humaine, dominée par la pensée de la mort. De ce chien, Pirouette, je me souviens qu’à Formello, les enfants de Jean-Pierre, Catherine et Arthur, conservent un dessin de 1973, étude probable pour la gravure (cat. 31).
Pendant la plupart des années soixante-dix, le blanc et le noir semblent dominer ses recherches. Puis, à côté des noirs veloutés de ses gravures, les signes apparaissent, d'abord plus clairs, puis plus denses, à la pointe d’argent. Je vois dans ces planches le début des recherches qui le conduiront ensuite à expérimenter la couleur, au début dans la série de dessins “Velly pour Corbière”, exposée à la galerie Don Quichotte en 1978, et puis, de plus en plus, dans les aquarelles du début des années 80, dans lesquelles la couleur est plus pensée que réelle. Durant ces années, as-tu ressenti une allure différente, l'ouverture d'un nouveau cours ?
GdM
Au cours de ces années, il a épuisé le besoin de graver. Peut-être veut-il aller au-delà du burin, pour lui, l'instrument de la connaissance.
Je me souviens de lui dans son atelier de Formello, incliné sur ses merveilleuses plaques de cuivre. Il ressemblait vraiment à un alchimiste qui essayait de transfuser l’âme dans le métal brillant pour la transformer. Au moment où il (dé)pose le burin, sa palette s’éclaircit. Il passe du dessin à l'aquarelle, à la recherche de nouveaux moyens d'expression, mais il part toujours du dessin, qui correspond à sa profonde nature d'artiste, comme Dürer lui-même avait esprit essentiellement graphique.
Mais même avec les couleurs, le drame ne s'éteint pas: les aquarelles de la série Corbière sont des présages de mort: Sphère (cat. 34), l’un des autoportraits les plus emblématiques, représente la réunion avec le tout, le retour au cosmos, entre ciel et mer, est une préfiguration de ce qui va se passer en 1990. Je me souviens que Giorgio Soavi a écrit une phrase très vraie: tout son travail est parcouru par un filon marin, et c'est toujours à l'eau qu’il revient, où l'on retrouve son visage. Dans ces années, l'autoportrait est un moyen de s’abstraire du reste du monde et des autres, une méditation, une ascèse.
GM
Dans les aquarelles de Corbière, Jean-Pierre commence à écrire sur les planches des poèmes ou des phrases courtes, cela ne semble pas s'être produit auparavant, du moins pas de manière aussi significative. Peut-être était-ce l’impact avec la poésie: les mots écrits au crayon, les titres aussi acquièrent une valeur esthétique parfaitement intégrée au dessin.
Je me souviens bien de cette période si stimulante, au début de ma collaboration avec ta galerie. Je me souviens du travail de traduction des poèmes par Lucio Mariani, mais je me souviens surtout de la rencontre avec Leonardo Sciascia qui a collaboré au catalogue. Un homme timide, un intellectuel raffiné: alors que nous t’attendions à la Galerie et que j'étais très excitée, nous avons parlé du graveur sicilien Giuseppe Vasi, et de son guide de Rome, la Route pédagogique de 1763 dont il avait un exemplaire. J'étais sur le point d'obtenir mon diplôme et heureusement, je connaissais bien le sujet. Ce jour-là est encore bien vivant dans ma mémoire, je pouvais décrire de manière précise comment il était habillé, comment il appuyait son bras sur le dos du fauteuil en fumant. Je me sentais fier d'avoir conversé avec lui, un écrivain italien si important.
Nombreux furent les intellectuels qui ont aimé Velly, et en particulier les écrivains et les poètes, peut-être parce qu'ils étaient plus capables que d'autres de saisir la profondeur de son art, son esprit classique d'artiste intemporel, “au-delà du temps", chargé d'une profondeur existentielle; encore aujourd'hui ça me procure des émotions fortes. Pier Luigi Berto, qui fait partie des commissaires de l'exposition, a parlé de la curiosité et de l'émotion qu’il a suscité auprès des étudiants de l'Académie des Beaux-Arts, et tout cela est extraordinaire car cela continue à se produire vingt-cinq ans après, mais en réalité beaucoup plus: si nous considérons comment le monde a changé et comment les jeunes ont changé en ce quart de siècle. Je me souviens qu'il était un bon professeur et un bon lecteur.
GdM
Oui, c’était un lecteur attentif, Corbière, Baudelaire, les poètes maudits, mais surtout Louis-Ferdinand Céline: il avait une véritable passion pour lui, qui fut aussi la mienne. Nous avons longuement discuté de ses livres. Céline emploie une langue dans laquelle il mélange les mots argot avec des mots raffinés et cultivés, créant presque une sorte de flux dramatique que je qualifierais de musical. C'est l'un des rares cas où j’aurais bien aimé connaître le français pour l’apprécier directement, sans la médiation du traducteur. Son langage n’est rugueux qu’en apparence: il est, en même temps, comme dans les œuvres de Jean-Pierre, extrêmement raffiné: il s'agit d'un contraste intrinsèque qui les unit à l'amour des humbles, des déshérités, des refusés. Céline était médecin et a travaillé pendant de nombreuses années dans la banlieue parisienne: il était le médecin des pauvres, il ne faisait pas payer. Voyage au bout de la nuit est chargé de la même anxiété panique que je vois dans les œuvres de Velly. Et tout cela qui a créé une espèce d'enchantement pour des écrivains comme Giorgio Bassani, Leonardo Sciascia, Pietro Citati, Alberto Moravia, qui citera le "roseau pensant" de Pascal dans son essai sur Velly.
La fragilité, la fugacité sont la métaphore du devenir éternel et nourrissent une dimension spirituelle pleine de suggestions. Une rencontre en particulier m'a impressionné, même si de nombreuses années se sont écoulées depuis: celle avec Mario Praz, qui était un visiteur régulier de la galerie au début des années soixante-dix: un homme d'une grande profondeur qui avait une capacité incomparable à parler de littérature ou d'art, une puissante pensée que j’ai rarement rencontré avant ou après.
Son intelligence aiguë et raffinée pour la littérature a été saisi par les estampes de Jean-Pierre, qu'il avait découvert à la Galerie, après la première exposition en 1971, et y avait reconnu immédiatement son esprit singulier, sa force intérieure. Il nous a invité à la maison, qui se trouvait encore à ce moment-là au Palazzo Ricci de la Via Giulia. Nous sommes entrés dans un lieu enchanté et Praz nous attendait. C’était un hôte extraordinaire, qui nous a montré des peintures, des dessins, des objets, mais aussi des meubles, tout ce qu'il avait collectionné et aimé et qui représentait sa vie. Jean-Pierre fut fasciné par l'atmosphère de cette maison; ce fut une réunion importante car, quelques années plus tard, Praz accepta de rédiger l'introduction du catalogue général de l’oeuvre gravé de Didier Bodart. Velly avait une profondeur et une force intérieure qui ont contribué à déterminer l'actualité inépuisable de son travail.
GM
Dans ses œuvres il y a une recherche presque religieuse: j'ai été frappé par sa réponse au prêtre de Formello qui lui a demandé s'il priait: “Mon Père, chaque pas que je fais est une prière". Je crois que l'émotion que Velly a toujours suscitée et continue de susciter est également due à sa forte charge spirituelle, que Velly n'a jamais trahi. Son monde visionnaire est le fruit de nombreuses expériences. L'exposition, Graveurs visionnaires de Paris, exposition collective présentée à Don Chisciotte en 1976, indique ce chemin.
Le commissaire d’exposition, Michel Random, fait allusion aux "limites et tensions de l'être" et écrit une phrase lumineuse sur le travail d'Yves Doaré: "L'homme et la croûte terrestre ne font qu'un", c’est la racine commune parce que le monde intérieur de Jean-Pierre recherche l'unité cosmique de l'homme et de la nature.
Comme il est possible de le comprendre dans La Clef des Songes, qui date de 1966, puis dans les différentes déclinaisons du corps allongé de Rosa, où elle fait néanmoins un pas en avant, se concentre sur les valeurs humaines, peut-être une influence de sa relation intense avec son épouse, contrairement à Yves Doaré, Velly se concentre sur une femme de chair et de sang. Random à cette occasion a parlé d'un groupe d'artistes, mais je ne vois aucune liaison avec Jacques Le Maréchal, même s'il était un maître reconnu, mais peut-être déjà très éloigné de leur monde formel.
GdM
Jean-Pierre avait rencontré Random lors d’un séjour à Paris: il était un érudit sur l'extrême-orient et des arts martiaux; il était aussi photographe et il était le critique qui faisait la promotion de l'art visionnaire. En effet, il avait publié un livre en 1976: L'Art visionnaire. Quand nous sommes allés à Paris en 1982 pour la FIAC, la foire d'art contemporain au Grand Palais, nous étions hébergés chez lui; Velly le voyait presque a chaque fois.
Je me souviens de conversations interminables, heureusement, certaines personnes les ont enregistrées, mais je me souviens surtout de cette expérience comme du début d'une nouvelle saison, qui a également entraîné des changements fondamentaux dans sa vie.
GM
Toi qui n'a jamais aimé voyager, tu as décidé d'affronter ce qui semblait être une aventure et tu as ainsi confirmé ta confiance en l'artiste. Je me souviens que vous avez parti ensemble, puis je suis venu vous rejoindre chez Random. Dans cette maison, on ressentait immédiatement une sensation d'agitation et d'excitation mentale à la préparation du stand, entièrement consacré aux œuvres de Velly. On causait, on a tout organisé fébrilement, on mangeait en bas de la maison de Michel Random, il y avait une foule interminable de choses à faire. Plusieurs personnes sont venues de Rome: je me souviens d'un dîner avec Ottaviano Del Turco, un syndicaliste passionné d'art et de Jean-Pierre. Vittorio Olcese, l'une de ses collections les plus assidus, fut enchanté par les couleurs de ses fleurs et de ses arbres à l'aquarelle. Des journées intenses dans un Paris qui méritait encore ce rôle de capitale de l'art contemporain, né dans les dernières années du XIXe siècle. On aurait dit presque avoir vécu il y a des siècles, dans un autre monde.
GdM
Cette expérience fut fondamentale car il confirme que le nouveau chemin emprunté par Jean-Pierre avec les aquarelles de fleurs parle un langage que je définirais comme universel. Le public de la FIAC ne le connaissait pas du tout, et pourtant ce fut un succès absolu car nous avons tout vendu.
C'était impensable ! Nous sommes partis de manière aventureuse, par le train parce qu'il n'aimait pas l'avion, il ne l'a jamais pris. Je me souviens que Jean-Pierre est arrivé à la gare avec son carton à dessin sous le bras, et un ami de la galerie nous a apporté des cadres. Nous avons monté le stand nous-mêmes; exposer à la FIAC était très coûteux et la galerie ne pouvait pas se permettre d’erreurs, mais j'avais une confiance absolue en Jean-Pierre, puis c’était facile de travailler avec lui: il avait une intelligence des mains incroyable, il savait tout faire.
Le jour de l'inauguration arriva et une foule nombreuse s'est engouffrée dans les stands, et ça s'est poursuivi les jours suivants. Je n'exagère pas quand je dis que c'était un triomphe: les gens n’ont cessé d'être frappés par ses aquarelles et ont demandé des informations. C’était aussi ma victoire car quand j'ai fixé les prix en francs avant de partir, un de nos amis m'a demandé si j’étais devenu fou!
À ces prix, je ne les aurais jamais vendu. Nous les avons toutes vendu. C’était un moment magique, car c’était la preuve d’une plus vaste considération, internationale: un ministre français a acheté une aquarelle, et Claude Bernard, galeriste très important à Paris, m’a immédiatement demandé une exposition. En Italie, un groupe de collectionneurs très raffinés attendait ses œuvres à chaque exposition à la Galerie.
Je me souviens que pour les estampes, il y avait une vraie chasse aux exemplaires du Massacre des Innocents ou de La Clef des Songes. Ces estampes, déjà à cette époque, étaient devenues rares. Ses collectionneurs ont toujours été très jaloux des œuvres de Jean-Pierre. Je me souviens que, lorsque Pietro Barilla est arrivé à la galerie, il voulait voir les dernières œuvres de Velly, et qu'il aimait aller à Formello, car il aimait le voir dans son atelier si étrange. En 1993, alors qu'il fêtait ses quatre-vingts ans, Barilla montra sa collection d'art moderne dans à la villa Luigi Magnani à Traversetolo. Je me souviens que les œuvres de Velly (son autoportrait, le grand Chêne, la grande Heure), ont provoqué une forte commotion.
GM
J'ai également constaté cela lors de la recherche d'aquarelles et de peintures à exposer dans l’exposition à Palazzo Poli. Certains ne voulaient pas se séparer de leurs œuvres. À la fin, ils ont collaboré uniquement par amour de Jean-Pierre, car cette exposition se veut un moyen de ramener l'attention sur lui à Rome, où il n'y a pas eu d'expositions majeures depuis celle qui lui avait été consacrée en 1993 par Jean-Marie Drot à la Villa Médicis. Pour en revenir à la Fiac, comment a-t-il vécu cette expérience ? comment cela a-t-il affecté l'homme et l'artiste?
GdM
Cela a provoqué chez lui une contradiction, lui qui avait une psychologie que je n'exagère pas à qualifier de médiévale: il savait tout faire de ses propres mains. Il savait tirer à l'arc, allumer le feu dans une cheminée, fabriquer les instruments pour son travail de graveur. Lorsqu'il a acheté une maison à Formello, il a commencé à la restaurer lui-même.
Après Paris, Velly atteint enfin le bien-être économique, mais cela le place devant une contradiction: l'argent, avec lequel il a eu une relation totalement désintéressée, lui aurait consenti une vie plus assurée. Comme je l’ai dit à d’autres moments, ce fut une route éreintante: il racontait toujours qu’au cours de son séjour à Paris, il avait loué avec un ami une chambrette, qui contenait un seul lit dans lequel ils dormaient à tour de rôle. Il avait gardé l'habitude de consommer l'essentiel, le nécessaire, puis, quand il parvient à la reconnaissance et à un plus grand bien-être, le contraste devient dramatique.
GM
Je me souviens qu'il vivait enfermé dans sa réalité familiale, comme dans une chrysalide qui le protégeait. En cela, je crois que Formello fut un lieu propice pour pouvoir mener à bien son travail. À cette époque, la bourgade correspondait à ce que tu as appelé une "psychologie médiévale". Nous vivons aujourd’hui à une époque où nous nous affirmons; une société de plus en plus caractérisée par l’égoïsme et l’individualisme: nous n’avons plus le temps d’écouter ceux qui nous entourent, mais nous poursuivons des objectifs spécifiques: le pouvoir et l’argent, ce qui est la même chose.
Andy Warhol a déclaré qu'il aimait l'argent parce qu'il lui donnait du pouvoir et une liberté d’action. Je pense que Warhol est un grand artiste, mais avec une position totalement opposée à celle de Jean-Pierre qui, dans certaines eaux-fortes, je pense à N'amassez pas les trésors ou même à Tas d'ordures (cat. 13 ), Suzanne au bain (cat. 14) critique farouchement la "société aisée", la société opulente du monde occidental, et la rejette complètement. Le besoin d'argent a souvent persécuté les artistes; la gravure, depuis l'époque de Dürer, a été d'une grande aide pour eux, car elle a consenti de gagner plus facilement, sans investir de grosses sommes d'argent. Pierre Higonnet écrit que, dans les années soixante-dix, Velly peut commencer à dessiner et se consacrer à l’aquarelle, car la vente des estampes lui a quand même permis de vivre relativement confortablement. Cependant, je ne pense pas que nous puissions trop simplifier, en interprétant un artiste à travers les techniques qu'il utilise.
Velly en 1983, toujours dans sa conversation avec Random, nous a laissé un témoignage sans équivoque sur sa méthode de travail: "Je pense avec l'aquarelle, l'huile ou le burin. C’est associer une technique à une sensation. Trois modes complémentaires qui ne sont que “(Random à Formello, 7 avril 1978). À cette époque, il s’énervait contre ceux qui lui reprochaient de ne pas été au-delà de la technique. Il ne voulait pas que l’on se souvienne de lui comme du buriniste virtuose du Massacre des Innocents ou de Un point, c’est tout (cat. 21). Pendant ces années-là, il souhaitait aller au-delà de la gravure: d’ailleurs, les six planches réalisées dans les années 1980 sont des commandes de la galerie Don Quichotte. Vous souvenez-vous de sa relation avec la gravure à cette époque, et comment vivait la commande de la clientèle ?
GdM
Dans les années 1980, il a reçu de nombreuses commandes: je pense à celle de l’Agenda Olivetti (13 aquarelles), mais il n'y a jamais eu de problèmes. il me faisait confiance, il savait que je ne lui proposerais jamais rien qui puisse affecter son image d'artiste, même parce que tout cela se reflétait sur la ligne artistique qui définissait également le profil de la galerie.
Dans l’interview que Pierre Higonnet m’a faite en 2009, lors de l’exposition au Panorama Museum, j’ai dit que Jean-Pierre se positionnait en contraste avec certaines positions prédominantes de l’époque, c’était un peu le programme suivi par la Galerie de 1962, année de sa fondation. La transformation des galeries et du marché a commencé à connaître un profond changement dans les années quatre-vingt, un changement chez les gens et dans leurs intérêts. Même les artistes ont commencé à changer, certains répétant indéfiniment le même tableau simplement parce qu'il se vendait. Ce n'était pas comme ça chez Velly. Il était une sorte de prêtre laïque qui faisait coïncider la vie avec ses œuvres. Ainsi, vers la fin, lorsque la relation avec Rosa s’était irrémédiablement brouillée, il a dû revoir tout ce qu'il avait construit au fil des ans; le connaissant bien, je pense que cela a été très difficile pour lui.
GM
Je le crois aussi. Je me souviens que lorsque nous sommes allés à Paris en 1983 pour son exposition chez Michèle Broutta, un soir parlant de sa famille, des problèmes qu’il ne pouvait pas résoudre, il a finalement dit: "J'aime ma femme.” Cela m’a frappé, parce que son expression était très sincère et que je m'en souviens comme si c’était aujourd’hui.
GdM
La séparation avec Rosa fut un véritable drame, elle signifiait également la séparation avec les enfants qu'il aimait profondément, de la maison qu'il avait construite avec son épouse. Mais Rosa faisait malheureusement même travail que son mari, elle était une bonne artiste, mais cela a créé un conflit permanent, une sorte de concurrence qui a fini par affecter profondément leurs relations. Sur Rosa, comme toujours pour les femmes, reposait toutes les taches de l’ensemble de la famille et de la maison, tandis que Jean-Pierre avec ses œuvres, restait toujours au centre de l’attention des critiques et des collectionneurs. Je me souviens que c’est à cette époque que les accidents de voiture ont commencé. Dans cette relation éternelle entre art et vie, qui est la clé pour comprendre son travail, il a commencé à ressentir le désir d’une plus grande introspection, ce qui l’a amené à avoir des conversations silencieuses avec lui-même, visibles dans les nombreux autoportraits réalisés entre 1986 et 1989. L’Autoportrait à la main gauche, sur papier, de 1987 (cat. 3), dans lequel il se décrit très agé, est presque un présage. Après la séparation, il s'était retiré pour vivre dans son atelier, une petite pièce qui me faisait penser à une cellule monastique.
Jusqu’à la fin cohérent avec lui-même, dans le refus du changement, même celui de Formello, le village où il avait décidé de vivre et qui, avec l’arrivée du bien-être, était lui-aussi en train de changer, comme l’ensemble de l’Italie d’ailleurs.
Il s'est senti trahi par le changement de la société, de moins en moins en harmonie avec ses idées. Comme je l'ai déjà dit, il était extrêmement impliqué dans la réalité qui l'entourait, et ce qui n'était plus crédible et acceptable par sa sensibilité. Il a commencé à frapper à la porte de la mort, et un jour, finalement, elle s’est ouverte. Je crois que s'il n'avait pas rencontré Elsa durant les dernières années, cela se serait déjà produit. Son histoire avec Elsa lui a permis de vivre encore quelques années.
GM
La métaphore du dialogue avec la mort me rappelle le jeu d'échecs du Chevalier avec la Mort dans Le Septième Sceau, le film en noir et blanc d'Ingmar Bergman, qui fait strictement référence à ses noirs dramatiques et veloutés, au monde presque médiéval de Jean-Pierre. Quelle était sa relation avec le cinéma?
GdM
Non, il n'aimait pas particulièrement le cinéma. Son monde imaginaire est cultivé, plein de références, mais toujours le résultat de sa connaissance de la gravure, de la poésie et de la littérature européennes, dont il a tiré depuis toujours la sève. Sa fin dans le lac de Bracciano en 1990 représente l'aboutissement de sa recherche incessante d'une unité substantielle avec le cosmos, qui génère et engloutit sans interruption. C’est un discours d’unité dans son ensemble, la seule possibilité d’exister est d’être dans le chaos du cosmos, qui n’est que la vie qui se génère dans un devenir continu.
Bien qu'il fusse breton, il ne savait pas nager.