« Eppure si muove »… Et bien, qu’est ce que ça veut dire, ça? Ça veut dire que tu croyais qu’auparavant, que tu étais le centre de l’univers sur la terre, que tout tournait autour. Tu te rends compte que c’est toi qui tourne autour de toutes les choses, que tout le monde bouge, qu’il n’y a pas de centre particulier. Que la vie est diffuse partout…Alors, c’est la même chose pour les plantes…parce que, moi, maintenant, la prochaine fois que je dois offrir un bouquet de fleurs je vais offrir des orties ! Parce que personne les regarde…les orties ! Alors qu’une belle rose rouge, des orchidées, qui poussent maintenant dans des serres artificielles … mais un beau bouquet d’orties… si on se met à le regarder, c’est pas mal !
Jean-Pierre Velly, conversation avec Michel Random, 1982
Jean-Pierre Velly est né à
Audierne, dans le Finistère le 14 septembre 1943. A quatre ans il s’est déjà lire et écrire et c’est un artiste-né: il commence à dessiner et peindre à un très jeune âge. L’influence de l’Océan, du paysage côtier, de la lumière du Nord et des légendes bretonnes le marqueront durablement et se font sentir dans ses oeuvres tout le long de sa carrière. Sa jeunesse est marquée par de nombreux déplacements dans des villes portuaires: son père est en effet gendarme maritime, et se rend en poste tour à tour à Bizerte, à Cherbourg, au Havre, et enfin à Toulon.
Et c’est donc tout naturellement qu’il fréquente l’Ecole des Beaux-Arts de Toulon vers l’âge de 16 ans. Il est curieux et s’essaye à toutes les techniques: mis à part les croquis qui pullulent, il exécute des pastels, des tableaux parfois de très grande taille, mais aussi fait du modelage et de la gravure. Très vite il se lie avec trois autres étudiants de l’Ecole des Beaux Arts qui constitue la bande des
Mousquetaires.
Ensemble ces adolescents peignent et dessinent à
Ollioules sur les hauteurs de Toulon: le paysage des Alpilles y est vertigineux: l’on trouve à foison falaises, grottes, cavernes et gouffres, arbres desséchés, ossements, coquilles d’escargots, et d’infinis horizons.
Le cadre est posé. Le dimanche ou le soir, ensemble, ils vont au cinéma voir des films d’épouvante et se passionnent pour les romans de Lovecraft. L’été l’artiste se rend chez ses grand-parents à Audierne et il peint. Il peint les membres de sa famille, il peint des paysages, il peint le port, l’église, des maisonnettes.
Pas timide et très débrouillard, il veut prouver à sa famille qu’il peut vivre de son art. Il expose pour la première fois à Audierne l’été 1959 - il a 16 ans - à l'Hôtel de la Plage; il peint lui-même les affiches qui lui servent de publicité.
De retour dans le Sud, il participe à une collective avec ses camarades dans un hôtel de la région (l’initiative n’est d’ailleurs pas du goût des professeurs).
Il recherche les bourses et les prix, en obtient quelques-uns - dont un séjour à Florence à l’été 1961. Il prépare aussi sa montée dans la capitale. L’art est devenu pour lui une religion, qui côtoie sans peine son catholicisme sincère
(il va à la messe régulièrement, fréquente l’Abbé Ducheyron, religieux aux vues larges et également peintre que lui a présenté un camarade, Michel Prioun qui se destine à la prêtrise).
Il prépare les examens d’entrée aux écoles d’Arts et passe les épreuves avec succès.
En septembre 1961, il monte à Paris car il est admis aux “Zarza”, l’Ecole des Arts Appliqués de la rue Dupetit-Thouars dans le Sentier. Mais pas passionné par le dessin industriel, vivant dans des conditions austères, manquant d’espace, il ne peut plus peindre et se consacre donc à la gravure. Garçon expansif et doué, il étudie l’histoire de l’art et copie ou détourne les maîtres anciens: Schongauer, Grünewald, Rembrandt, Goya et Bresdin. Mais l’influence la plus décisive est celle d’Albrecht Dürer qui ne le quittera jamais. Et séjourner à Paris consent d’aller au Louvre ou bien à la Bibliothèque Nationale où l’on peut voir “en vrai” les chefs-d’oeuvres des maîtres dont il admirait plus jeune les piètres reproductions.
En 1963 son père décède. Il est plus que jamais déterminé à devenir “artiste”, il a la foi et veut aller jusqu’au bout de lui-même, sans concession. Il refuse de se présenter au concours pour le professorat et veut s’engager dans une voie plus radicale d’artiste libre, vivant de son oeuvre. Sa mère le soutient dans sa démarche et il lui en sera reconnaissant toute sa vie. Tout en continuant à suivre les cours, il s’arrange avec des copains et partage différents ateliers, souvent glacés et délabrés. Mais ce qui compte c’est qu’il puisse travailler. Il essaye d’exposer, et, pour subvenir à ses besoins, il n’hésite pas à travailler de nuit au tri postal. Il retourne parfois à Toulon et garde un contact serré avec ses professeurs d’hier. Il se consacre à la gravure avec acharnement : le choc avec cette technique est de taille. En effet il va progressivement abandonner la couleur, la toile et les pinceaux pour le cuivre, l’encre et le burin ou l’eau-forte. Son caractère s’affirme très tôt car sa première gravure publiée, le
Paysage à l’arbre mort (1961) contient déjà les éléments constitutifs des gravures à venir. C’est de cette période (1964-65) que date les premières gravures de l’artiste: une série de six “
Grotesques”, représentant des personnages chauves et difformes, assis ou allongés sur une terre rocailleuse et inhospitalière: ce sont les enfants de Saturne. Dans la même veine, il grave au burin
Illustration pour un conte, une diablesse à l’attitude
mélancolique.
Sous l’influence de
Bresdin, Velly entame une série de paysages vertigineux aux cieux tourmentés, aux vallées profondes, où se multiplient gouffres, cavernes, arbres secs où, ça et là, on trouve de petits bonshommes nus, noyés dans l’immensité dans une nature luxuriante mais inquiétante. Les plans se confondent, le haut et le bas, l’envers et l’endroit.
Les gravures s'enchaînent car l’étudiant décide de préparer
le Prix de Rome en taille-douce, poussé sans doute pas ses professeurs. Il alterne donc burins et eaux-fortes et totalise une vingtaine de planches en quelques mois car depuis le début de l’année il ne peint plus du tout. Il expose aussi pour la première fois dans une “vrai” espace, la galerie Vanel à Toulon. Et paraissent les premiers articles de presse. En juin et juillet 1965, il soutient les examens du concours au prix de Rome qui conditionne l’entrée à l’Ecole Nationale Supérieure des Beaux-Arts de Paris; il est admis premier.
Belle reconnaissance de ce talent précoce. Et c’est ainsi qu’il retrouve Paris et rejoint l’atelier de Robert Cami en septembre 1965. Cette intégration aux Beaux-Arts de Paris marque une étape décisive dans sa vie artistique. C’est là qu’il rencontre plusieurs personnes qui le marqueront durablement. En premier lieu
François Lunven, d’un an son aîné, artiste surdoué, très mur et sans doute légèrement désaxé.
Lunven est lui aussi graveur, ensemble ils lisent des livres de philosophie, d’ésotérisme, se passionnent pour la poésie... Tous deux gravent ensemble à l’atelier Lacourière-Frélaut et s’influencent mutuellement. Velly qui a donc cessé complètement de peindre, prépare son dossier pour l’admission à la seconde phase du Prix de Rome. A cette époque, il se lie aussi d’amitié avec Mordechai Moreh, autre jeune graveur qui, né à Bagdad, a fait ses études à Florence.
Il rencontre aussi une jeune fille ravissante et courageuse,
Rosa Estadella Garcia, née à Barcelone et qui fait ses études artistiques à l’atelier Lucien Coutaud. Et elle aussi possède un beau talent.
Afin de s’exercer au sujet imposé du Prix de Rome, un nu féminin d’au moins trente centimètres, il grave toujours au burin la Vieille, une femme âgée à l’attitude mélancolique au bord de la chute. Dans la foulée, de février à juin 1966, il grave en loge et sous clef Elle se nomme la Clef des Songes entièrement au burin. Le 20 juillet il soutient l’oral devant un jury composé d’une vingtaine de personnes (professeurs, critiques d’art, membres de l’Académie des Beaux-Arts): il est reçu premier et obtient une bourse et un séjour de 40 mois à l’Académie de France à Rome, la Villa Médicis. Ce séjour de plus de trois ans va se révéler décisif.
En attendant, l’été il se rend à Audierne et restaure une sculpture en bois de l’Eglise St Raymond.
Il se marie civilement avec
Rosa Estadella le 30 octobre; le mariage religieux aura lieu à Barcelone le 20 décembre, célébré par des cousins prêtres de Rosa.
Au début de l’année 1967 Jean-Pierre et Rosa arrivent à Rome à
la Villa Médicis. Il touche 500 000 lires par mois, ce qui met fin à sa relative misère estudiantine. Et il compte bien travailler avec acharnement et constituer un patrimoine d’oeuvres (et c’est ce qu’il va faire:
30 planches magnifiques - parmi les plus significatives de son oeuvre - soit un tiers de son oeuvre gravé va être exécuté pendant le séjour romain).
À la Villa, il se lie essentiellement avec Gérard Barthélémy, prix de Rome de peinture et qui fera une belle carrière à Paris. Ses autres condisciples sont les sculpteurs Louis Lutz et son épouse, le couple Jean Marc Lange et Jacqueline Georges Deyme, et Denis Mondineu dont il réalisera un petit portrait à la pointe d’argent. Velly n’eut sans doute pas beaucoup de contact avec Balthus
; c’est dommage d’ailleurs car les points communs entre Balthus et Velly sont loin d’être inexistants.
Un autre événement de taille se profile: Rosa, qui est aussi son modèle, est enceinte.
Cette maternité va être l’objet de nombreuses gravures dont
Maternité au chat, Maternité 1 & 2, Rosa au soleil. Cela ne l'empêche pas de graver aussi des personnages de rêve et de cauchemar tel que
Mascarade pour un rire jaune (hommage sans doute au poète “maudit” Tristan Corbière, que l’on retrouvera plus tard dans ses oeuvres), et le triptyque
Valse lente pour l’Ananon qui annoncent déjà les oeuvres à venir. Ces spectres, ces fantômes sont des revenants: en effet, l’Anaon dans les légendes bretonnes est bien l’esprit du marin mort en mer, qui, laissé sans sépulture, hante les vivants. Les paysages pullulent d’objets abandonnés, de détritus: il grave des
tas d’ordures, des
cimetières d’automobiles, surplombés de ciels menaçants.
C’est à cette époque qu’il rencontre Philippe Berthier, jeune intellectuel qui a obtenu une bourse pour se consacrer à l’étude de Stendhal en Italie et qui réside à Rome. Ensemble ils parlent philosophie, art, partagent leur enthousiasme en déambulant dans les rues de la ville immortelle.
Et puis surtout, Velly expose, en Suisse d’abord, puis à Paris, où il remporte le prix des envois de Rome. A la Villa, il réussit à vendre ses gravures avec succès. Son sérieux, son travail assidu, sa personnalité mystérieuse le distingue.
La revue Plaisir de France lui consacre plusieurs pages lors de l’enquête menée à Villa Médicis. Il est repéré - ainsi que
François Lunven - par un marchand d’estampes de Milan, Amadeo Sigfrido
de la Galerie Transart qui lui organise sa première exposition italienne, qu’accompagne
un beau catalogue aux illustrations soignées. Le succès est au rendez-vous: une centaine de gravures vendues et des
articles dans la presse.
Il est bientôt découvert par un journaliste de dix ans son aîné,
Domenico Petrocelli qui s'enthousiasme pour son oeuvre. Il lui met le pied à l’étrier et le présente à de nombreux amis journalistes, collectionneurs et marchands.
En 1970, son séjour est en voie de se terminer. Il grave Suzanne au bain, la série des quatre Métamorphoses, et s'attelle au Massacre des Innocents. Il rencontre une famille française vivant à Rome, les de Brisis qui lui commande un ex-libris.
Les succès des expositions milanaises et suisses, son amitié avec Petrocelli le pousse à rester en Italie, plutôt que de rentrer en France, en Bretagne plus précisément où il a pourtant acheté une maison non loin d’Audierne, dont il a réparé lui-même le toit. A Paris, on lui a offert un poste significatif à l’Ecole Polytechnique. Mais sa décision est prise.
Et c’est encore Petrocelli qui va l’emmener pour la première fois à
Formello, bourgade en pleine campagne étrusque située à quelques 25 kilomètres de Rome,
où il va bientôt s’installer. Et l’artiste prépare une nouvelle exposition, à Granges cette fois, puis bientôt à Naples, toujours grâce à Petrocelli. Et c’est encore ce dernier qui lui présente
Giuliano De Marsanich de la Galerie Don Chisciotte. Cette rencontre est décisive pour les deux hommes. De Marsanich est de dix son aîné. Après des études de droit maladroites, il ouvre au début des années 1960 une galerie d’art près de la Piazza del Popolo, non loin de la Via Margutta et de la Villa Médicis.
Il expose la peinture de l’Ecole Romaine, mais se passionne pour le fantastique. Il est stupéfait par Velly, par l’homme et par l’oeuvre. Sans tarder une exposition de gravures est organisée (mars 1971). Giuliano De Marsanich va non seulement devenir le galeriste attitré de l’artiste, bien au-delà de la disparition de l’artiste en 1990, mais aussi un ami très proche, le “mécène” que tout artiste rêve d’avoir, celui qui lui permettra de vivre libre, sans se soucier des problèmes d’argent, de pouvoir se consacrer entièrement à la création artistique, sans se préoccuper de chercher des expositions ou de devoir graver du timbre à Paris.
Le rythme de la production de gravures s’amenuise cependant: il a derrière lui près de 70 planches, les quatre cinquième de son oeuvre gravé, et il n’a pas trente ans.
Il délaisse quelque peu le cuivre pour
le dessin à la pointe d’argent; ce sont essentiellement des portraits réalistes de sa femme Rosa, de son fils Arthur, de jeunes et de vieux de
Formello, son chien Pirouette et quelques rares paysages. Ces dessins feront l’objet d’une exposition personnelle toujours à la Don Quichotte en mai-juin 1972, accompagné d’un petit catalogue qui signale que les reproductions ne sont guère fidèles aux originaux. Photographier et reproduire l’oeuvre de Velly n’est pas une entreprise facile,
a fortiori les pointes d’argent.
Velly reste cependant fidèle à Amedeo Sigfrido qui lui aussi organise des expositions. C’est probablement à cette époque (1973-74) que Velly achète une petite maison à
Formello et la restaure grâce aux succès des expositions et la modicité des prix de l’époque. La vie de Velly à
Formello est routinière: il passe son temps à l’atelier, petite pièce obscure d’où suspendus au plafond par des fils pendent des dizaines d’ossements de petits animaux, des libellules et lézards desséchés, des carcasses d’oiseaux, des fleurs fanées, ramassés au fil des nombreuses promenades dans la campagne des environs.
Il ne ramasse pas que les ossements, ce sont aussi grenouilles écrasées et séchées, nids ou plumes d’oiseaux envolés, coquilles d’escargots vides, fleurs et feuilles fanées, parfois un fragment de poterie étrusque. Ses étagères se remplissent aussi de bocaux contenant des petits animaux dans du formol et des crânes humains, trouvés eux aussi dans la campagne ou achetés pour quelques milliers de lires au marché aux puces de Porta Portese. Des poupées en bois et des maquettes de bateaux prennent la poussière tandis que les insectes sont épinglés et rangés dans des vitrines. Sur ces accumulations, un petit papier avertit: “
Ici on ne touche à rien.” Dans un coin trône une espèce de grosse machine en bois qui semble provenir du Moyen Âge: à y regarder de plus près, c’est une presse de taille-douce qu’il a fabriqué lui-même. Au début, il effectue lui-même les tirages de ses gravures, puis les confiera à un imprimeur en taille-douce situé au Tastevere, Antonio Sannino.
Velly porte une vareuse ample et bleue, des pantalons informes, des chemises en laine et des sabots en bois, ramenés de France. On le reconnaît de loin, “Gianpietro”, avec son abondante tignasse de cheveux noirs et bouclés. On le croise au bar Sabatino, à deux pas de l’atelier, buvant une bière ou deux avec ses copains de Formello. Il blague, plaisante, invente des histoires et tout le monde le croit. Car il jouit d’un prestige inouï. Pensez-vous! Un artiste français de talent, dont on parle dans les journaux, à Formello!
Ce en quoi, la production des années 73-74-75 est faible en quantité, pas de dessins, et seulement cinq gravures. L’artiste connaît-il une crise? Il mène en tout cas deux ou trois expositions par an, et la presse publie des articles élogieux sur son travail. La prestigieuse galerie Forni de Bologne lui organise une exposition à Amsterdam en 1975.
Et c’est à cette époque que
Michel Random vient tourner à Formello, dans le petit atelier de l’artiste la séquence consacrée à Velly dans son f
ilm “L’Art Visionnaire”. Le document est unique: se sont les seules images animées que nous ayons de l’artiste. On découvre dans ce documentaire sa gravure de l’année,
N’amassez pas les trésors. Il définit dans l’entretien qui lui est consacré les grandes lignes de sa philosophie: l’unité et l’égalité qui unit toute chose.
L’année 1977 est riche en événements : tout d’abord la naissance de sa fille Catherine. Il expose ses gravures à Londres à la remarquable Aberbach Fine Art Gallery qui constituera la seule exposition anglaise.
Et il expose à Palerme, par l’entremise de
Leonardo Sciascia, amateur d’estampes, qui le présente à l’éditeur Sellerio - Velly signe à cette occasion sa première couverture de livre sur un texte d’Alberto Savinio
Torre di Guardia.
Mais c’est aussi l’année du retour à la couleur. Inspiré depuis de nombreuses années par
Tristan Corbière, il exécute
une série de vingt-cinq pièces environ qu’illustrent les vers du poète breton. Ce sont des dessins de petites dimensions à la mine de plomb légèrement rehaussés à l'aquarelle puis bientôt des techniques mixtes d’aquarelle, encre de chine et crayons de couleurs. La préoccupation est unique: le mystère de la mort et la transmigration de l’âme, rejoignant parfois les constellations. La Galerie Don Quichotte s’empresse d’organiser une exposition (1978) et de publier un ouvrage à la jaquette noire un peu funèbre,
“
Velly pour Corbière”, richement illustré, accompagné pour le tirage de tête de la seule gravure en couleurs de l'artiste,
Rondels pour Après. Les poésies de
Tristan Corbière sont traduites par Lucio Mariani, un poète et écrivain italien qui dirige un des bureaux d’affaires les plus prospères de Rome. Mariani s’est découvert une passion pour Velly. Et il porte un grand nombre de ses connaissances à la Galerie Don Quichotte : industriels, hommes d’affaires, hommes politiques constituent très vite une nouvelle clientèle solide pour l’artiste. La galerie organise par ailleurs à intervalles réguliers des soirées littéraires où des hommes de théâtre (comme Vittorio Gassman)
déclament des poésies ou des tirades. C’est un salon brillant où se mêlent artistes, écrivains (comme
Alberto Moravia), journalistes, musiciens et un certain jet-set romain du monde des affaires et du cinéma.
Giuliano De Marsanich devient l’éditeur des gravures de Velly, et propose cette année-là, Un point c’est tout, un burin et eau-forte représentant des milliers d’objets différents, emportés par un cyclone infernal formant un tourbillon sans fin.
C’est vers cette époque que Velly rencontre Elisabeth Bascou avec qui il organise des cours de gravure à Formello, à l’atelier “Noir et Blanc”. Leur succès est médiocre: les élèves à la campagne sont rares. Mais les expositions s'enchaînent: en 1979, il expose ses gravures à Padoue, à Brescia, à Turin et à Molfetta.
Car sa production de pièces uniques est réservée pour une exposition à la Don Quichotte en 1980. Velly en effet s’est remis activement à la peinture, essentiellement à l’aquarelle mais aussi à l’huile. Produisant par série, il se penche cette fois-ci sur
les animaux mal-aimés de l’homme (scorpions, chouettes, chauves-souris, insectes, grenouilles) dans un bestiaire de pitié; ces animaux peints tels des enluminures du Moyen Âge sur des cahiers d’écoliers sont morts par la main de l’homme, cloués, desséchés, empaillés.
Et voit le jour enfin - c’est un projet de longue haleine - le catalogue raisonné des gravures, compilé par le professeur Didier Bodart avec le concours actif de l’artiste. La préface est signé de l’esthète Mario Praz, une autorité en matière d’art qui relève dans son beau texte les influences moyenâgeuses et de la Renaissance de l’artiste.
L’ouvrage est présenté à l’exposition rétrospective des gravures de Velly qui se tient à l’espace du centre culturel français Place Navone. Parallèlement se déroule à la Galerie Don Quichotte l’exposition du
Bestiaire Perdu, qu’accompagne un livre revêtu d’une jaquette noire - en tout point similaire au précédent,
Velly pour Corbière. Cependant - et c’est une “première”,
l’artiste lui-même illustre par des “textes” ses illustrations. Se sont une série de haiku, courts poèmes où l’artiste a tenté et avec succès de condenser son émotion profonde. Il n’hésitera pas d’ailleurs par la suite à insérer dans ses oeuvres des petites écritures de pattes de mouches, souvent mystérieuses et elliptiques.
Après les animaux desséchés, Velly se tourne vers l’univers végétal. Et c’est à partir de 1980 que Velly se met à peindre des “vases de fleurs”: en fait de fleurs, il s’agit plus prosaïquement d’herbes, de graminées, de fleurs des champs, voir d’orties, posés sur des paysages marins ou de campagne, aux lueurs crépusculaires, voir nocturnes. Car pour Velly, il n’y a pas de beau, il n’y a pas de laid. Il n’y a pas de “mauvaises” herbes, il n’y a pas de “belles” fleurs. Chaque chose, chaque être est égale à l’autre.
Et c’est sa plus récente production que Giuliano De Marsanich montre à la FIAC parisienne de 1982, exposition qu’accompagne un catalogue préfacé par
Alberto Moravia et
Jean Leymarie. Le succès là aussi est complet: Giuliano De Marsanich cède 25 oeuvres, soit la totalité des pièces amenées. Claude Bernard envoie sa clientèle et en achète lui-même une demi-douzaine. L’année suivante c’est une mini-rétrospective qui est organisée à Paris à la
Galerie Michèle Broutta qui édite pour son compte le
Vase de Fleurs (II).
1984 voit une exposition importante de l’artiste à Milan (Galerie Gian Ferrari) toujours sur le thème floral. Et c’est aussi la publication d’
un troisième volume, similaire au deux précédents, Au-delà du temps, préfacé par
Alberto Moravia et
Jean Leymarie. C’est aussi le début de la collaboration de l’artiste avec l’Institut Montecelio où il donnera des cours de gravure pendant plusieurs années. Car il veut transmettre un savoir, une technique et aussi sans doute une certaine façon de “voir” aux jeunes artistes en formation.
Il rencontre l’éminent critique d’art et écrivain
Giorgio Soavi qui s’enthousiasme pour l’homme et l’artiste. Conseillé artistique de quelques importants collectionneurs italiens, c’est sous son impulsion que l’entreprise Olivetti s’engage à l’achat et la publication dans son
Agenda 1986 de treize aquarelles (une pour chaque mois et une pour la couverture). Cet agenda d’une des plus importantes sociétés mondiales d’informatique est expédié aux VIP du monde de l’industrie et des affaires. La réalisation de cette commande va l’occuper une bonne partie de l’année 1985 qui sera très productive: se sont encore des fleurs fanées au premier plan, avec ou sans vase, aux paysages de fin du jour. Il dessine le premier d’une série
d’autoportraits “au naturel”.
1986 est aussi une année faste avec une vingtaine d’oeuvres dont un autoportrait en pied à l’huile, des couchers de soleil sur la mer, des paysages de la campagne romaine et la reprise des nus féminins dans son oeuvre, cette fois-ci au dessin à la mine de plomb, voir à la sanguine, parfois sur des papiers marron. Le choix des papiers est important: il aime particulièrement les papiers anciens aux multiples déchirures. La Galleria Don Quichotte expose les oeuvres récentes de l’artiste et publie un nouveau catalogue, préfacé par un remarquable texte de Marisa Volpi qui rattache l’oeuvre de l’artiste à la sensibilité romantique allemande du XIXè siècle.
L’année 1987 est marqué par un retour au dessin: outre à des autoportraits, il entame une série de nus, essentiellement féminins. Mais cette aussi l’année de création de l’aquarelle “Le désespoir du peintre” acquit par le grand collectionneur italien Pietro Barilla, qui va bientôt devenir son plus important client (avec plus de 20 tableaux, dessins et aquarelles).
1988 est aussi un excellent année: elle marque le retour à la couleur, à l’aquarelle (
paysages et
vases de fleur) et à l’huile (paysages et un superbe autoportrait). C’est aussi l’apparition des dessins d’ “
Arbres” aux infinies ramifications. Tous les formats sont importants.
Et le succès ne se dément pas: à l’occasion du vingt-cinquième anniversaire de la Galerie Don Quichotte, De Marsanich publie un beau
catalogue des oeuvres récentes, préfacé par un jeune critique qui fera fera carrière,
Vittorio Sgarbi, qui signe ici un de ses plus beaux textes, “Velly au delà de Velly ou l’espoir du néant”, qui souligne cette volonté de figer le dernier souffle: « Tout ce qui est vivant est sur le point de finir : on le découvre l’instant précédant la disparition. Et c’est cet instant extrême d’agonie permanente que Velly veut fixer sur son visage, comme dans la nature. La beauté est seulement celle-ci : non pas le néant, mais ce qui est sur le point de finir. Toute la force de la vie se concentre dans ce point-ci et on en recueille l'énergie extrême; parce que l’art, défiant le temps, est le dernier cri de la vie.»
Les Editions Elli et Pagani publient en novembre un ouvrage sur l’artiste qui rassemblent un choix d’oeuvres des années 80, et qui contient des texte de Roberto Tassi de Giorgio Soavi.
Et Velly écrit une magnifique nouvelle: “Lorsque l’enfant regarde la montagne”, une sorte de testament poétique aux multiples clefs de lecture.
L’année 1989 est marqué par l'exécution de grands formats d’arbres et de paysages boisés de la campagne romaine, alternant crayon, aquarelle et peinture. L’Ora Grande, le plus vaste tableau de l’artiste, représente une petite maison sur un piton rocheux, en partie cachée par des arbres, surplombée d’un ciel crépusculaire sublime. Il fait au crayon un portrait de son “mécène” Giuliano De Marsanich, où il écrit: “Mes limites sont immenses”. Il grave pour l’Olivetti la planche Fleurs d’Hiver à la manière noire, reprise d’un sujet précédemment exécuté pour le même client.
A part pour le beau Vase de Fleur de la collection Olcese, l’année 1990 est consacrée au paysage romantique, avec des couchers de soleil (à la limite de l’abstrait avec Le soleil rouge), et deux bourrasques pratiquement monochromes sur la mer.
Et c’est cette même bourrasque qui va le projeter hors de l’embarcation, ce funeste jour de mai 1990, dans les eaux glacées du lac de Bracciano. Formello est sous le choc, parents et amis effondrés. Malgré d’intenses recherches, son corps ne sera jamais retrouvé.
Peu avant de disparaître, l’artiste s’est livré à un entretien avec Jean-Marie Drot qui lui dit: “Jean-Pierre Velly, votre oeuvre semble être à contre-courant. Elle continue, avec fierté, élégance, opiniâtre ce que l’on pourrait appeler le grand courant italien de la Renaissance ; comment vivez-vous cette situation d’artiste hors de l’actualité des recherches d’aujourd’hui ?”
Il répond “Je vais vous répondre d’une manière très simple. Je suis un homme d’aujourd’hui, je suis en train de parler avec vous à présent; je ne suis pas un fantôme et donc la trace d’aujourd’hui est dans ce que je fais. Malgré moi. J’aimerais bien qu’il n’y ait pas de trace, pouvoir enlever de mon travail absolument toute historicité. Ce serait ainsi atteindre à un discours bien plus ample, plus humain. C’est ce que je m’acharne à faire. Quand j’ai un crayon dans les mains, je veux dessiner, saisir la chose la plus anonyme qui soit. Ce serait mon idéal. Je veux ça.”
De nombreux hommages à l’artiste sont organisés: ses amis d’enfance au Revest, près de Toulon; la Galerie Forni de Bologne; la Don Quichotte bien sûr; à l’Institut Montecelio où l’artiste enseigna; et Michel Random lui dédie la nouvelle édition de son livre, “l’Art Visionnaire”.
Jean-Marie Drot organise la rétrospective de Velly à la
Villa Médicis en octobre-novembre 1993: l’exposition compte 121 pièces uniques et 47 gravures.
De Marsanich en est le commissaire, et dispose du soutien de Pietro Barilla qui expose une partie de ses tableaux de Velly au sein de l’exposition
La collection Barilla d’Art moderne et contemporain à la fondation Magnani-Rocca. En 1994, 42 gravures et deux dessins de Velly sont exposés au Salon “du Fantastique au Visionnaire” qui se tient à Venise, par la
Galleria del Leone. La même année, la Galerie Belfond à Paris organise une rétrospective des gravures. Les années passent. 1998. La
Galleria dell’Incisione de Brescia organise une belle exposition de Velly, grâce aux prêts de la famille et de De Marsanich. Mais
Rosa, malade, s'éteint en Bretagne en 2001. Suite au don de l’artiste, de Rosa , Arthur et Catherine Velly, le Musée de l’Agro Veientano (Palazzo Chigi) de
Formello organise l’exposition de l’oeuvre gravé au complet au printemps 2002.
A juste titre, la Ville de
Formello et le Musée ont confié la rédaction de l’ample
catalogue au professeur
Giuseppe Appella qui réalise un ouvrage très complet. L’année 2003 voit
la première exposition de Velly dans un musée français, le MARQ de Clermont-Ferrand, où est montré l’ensemble de l’oeuvre gravé.
Michèle Broutta, commissaire d’exposition, organise une exposition:
“Les Visionnaires, au-delà du surréalisme” à Rueil-Malmaison en 2006. Une quinzaine d’oeuvres de Velly y figurent. L’année suivante, la
Fondation “Il Bisonte” de Florence consacre à Velly la première exposition de leur cycle sur les grands graveurs du XXè siècle. A cette occasion, est publié un
catalogue “
Les Mélancolies de Jean-Pierre Velly”, préfacé par
Maxime Préaud,
conservateur en chef du Cabinet des Estampes de la Bibliothèque Nationale.
Julie et Pierre Higonnet sont commissaires de la rétrospective Velly au
Musée Panorama de Bad Frankenhausen en Allemagne (1 novembre 2009- 7 février 2010).
Pierre Higonnet